Comment une chanteuse américaine, avec un nom italien, décide d’enregistrer un disque de mélodies espagnoles (*) ?
Je suis née à Kansas City, au centre des Etats-Unis et je me sens vraiment américaine même si mes origines sont en fait irlandaises et que je suis mariée avec un italien, d’où mon nom. Mon père, architecte de profession, dirigeait un chœur dans notre ville. Bercée dès l’enfance par la musique classique, j’ai choisi d’étudier le chant choral pour l’enseigner à mon tour au collège. C’est alors que s’est produit le déclic. Auparavant la voix des chanteurs d’opéra me semblait artificielle ; je ne l’aimais pas ; je ne la comprenais pas. Mais quand j’ai dû moi-même commencer à chanter, j’ai ressenti des sensations incroyables. Je crois aussi que j’ai été séduite par le challenge à tous les niveaux, tant physique que linguistique, musical et émotionnel. A la fin de mes études, en 1992, alors que j’hésitais entre l’enseignement et une carrière lyrique, une mélodie de Fernando Obradors, « Del cabello mas sutil », m’a révélé le répertoire espagnol et a décidé de mon choix. J’attendais depuis l’occasion de rendre hommage à l’Espagne à travers la beauté vive et le charme populaire de sa musique ; c’est désormais chose faite.
Pasion! mais aussi Dejanire dans Hercules, Ascanio dans Benvenuto Cellini, Rosina, le compositeur d’Ariane à Naxos : autant de rôles, autant de langues ; quel rapport entretenez-vous avec chacune d’entre elles ?
L’anglais est, pour moi, la langue la plus difficile à chanter parce que, quand vous chantez dans votre langue natale, vous avez tendance à négliger la prononciation ; vous présumez que vous serez comprise. Heureusement, mis à part Dejanire, j’ai peu l’occasion de le faire. Le français vient après, avec la nuance subtile qui existe entre les voyelles ouvertes et les voyelles fermées. Le « e », notamment, est redoutable. Je crois que, même si mon français chanté est compréhensible à 95%, il me faudra une vie entière pour gagner les 5% restants. L’italien m’est naturel. Il s’agit, sans nul doute, de la langue la plus évidente. L’allemand, au départ, ne m’était absolument pas familier. Mais après l’avoir étudié, il m’est apparu plus facile à maîtriser que le français. Les voyelles sont claires, les consonnes percutantes. L’espagnol enfin a représenté un défi. Il me semblait a priori simple à apprendre parce que proche de l’italien et parce que je l’ai souvent entendu parler. Mais il m’a fallu trouver les moyens d’en faire ressortir les parfums, les épices qui lui sont caractéristiques. Avec son côté direct, son rythme et ses notes extrêmes, de la plus grave à la plus aiguë en une seule phrase, j’adore l’espagnol !
Votre site Web (www.joycedidonato.com), en plus des informations habituelles (biographie, discographie, agenda…), présente en ligne votre propre journal. Pourquoi ?
J’ai longtemps hésité avant d’avoir mon propre site Web parce que cela me semblait relever d’une approche marketing à laquelle je ne souscris pas forcément : transformer le chanteur en un produit qu’il faut promouvoir. Je craignais de mettre en péril mon intégrité, d’être appréciée ou reconnue pour autre chose que moi-même. Mais aujourd’hui, Internet est incontournable. Une de mes amies a beaucoup insisté et j’ai fini par lui céder à condition de respecter ma personnalité, de mettre en ligne ce que j’avais envie de dire. Je ne tenais pas à être trop généraliste ou égocentrique ; parler de moi, seulement de moi, me rendait nerveuse. Je voulais aussi parler des personnes autour de moi, de mes rencontres, de mes expériences, des challenges que j’avais à relever à l’intérieur de ma vie professionnelle comme à l’extérieur.
Dans le même ordre d’idée, un autre de mes amis m’a incitée à créer mon propre slogan. J’ai choisi « a voice, a vision, an adventure » parce qu’il me correspond vraiment. Ma vision, c’est la manière dont je considère mon métier. Je le prends très au sérieux car il comporte une large part de responsabilités. Le public investit beaucoup pour venir à l’opéra, financièrement mais aussi personnellement. Certaines personnes se préparent avant le spectacle en lisant ou en écoutant la musique afin de mettre de leur côté toutes les chances pour vivre une véritable expérience émotionnelle. Je ne peux pas les décevoir.
Comment accueillez-vous la critique ?
J’essaye toujours de donner le meilleur de moi-même, quel que soit l’endroit où je chante. Evidemment, d’une ville à l’autre, le public est plus ou moins facile. Mais je n’en tiens pas compte car cela fait partie des choses que je ne peux pas contrôler. Je fais un métier où je suis constamment jugée. Je dois avoir l’estomac solide. Sinon, l’épreuve est trop douloureuse ; mieux vaut renoncer. Et puis, il faut accepter de ne pas plaire à tout le monde. Si l’on n’y prend pas garde, la critique peut agir comme un poison. Une fois le choc passé, il faut savoir s’en détacher, l’analyser et l’utiliser pour progresser. J’ai choisi d’être cantatrice et je ne vais sûrement pas renoncer parce qu’un journaliste décrète que je ne suis pas bonne. La carrière de chanteur repose à 80% sur le mental ; la technique et la voix n’interviennent qu’à 20%. C’est donc une question de force de caractère. Avant de monter sur scène, il ne faut surtout pas douter de soi. Mais il faut savoir aussi conserver une part d’humilité ; attention à ne pas confondre confiance avec arrogance.
Rossini, Mozart et Haendel sont aujourd’hui les trois pôles de votre carrière. A quel(s) autre(s) compositeur(s) souhaiteriez-vous être associée ?
Richard Strauss assurément. Ma prochaine grande prise de rôle sera Octavian dans Le chevalier à la rose en juin à San Francisco. Je viens de chanter mon premier compositeur d’Ariane à Naxos à Madrid et j’en ai éprouvé une immense satisfaction. Le personnage est d’une richesse incroyable, tellement dense… J’ai dû travailler énormément. Il m’a fallu maîtriser non seulement la langue mais aussi l’écriture musicale. J’espère avoir souvent l’occasion de l’interpréter. J’aimerais aussi retrouver de nombreuses fois Sestus de La Clemence de Titus. Le bel canto m’attire également ; après Elisabeth de Marie Stuart en 2004 à Genève, je prévois la saison prochaine de chanter Roméo dans Les Capulet et les Montaigu de Bellini. Enfin j’attends avec impatience mon premier Ariodante à Chicago. Et puis, peut-être un jour, Carmen… Si l’on m’avait proposé le rôle il y a trois ans, j’aurais refusé. Et maintenant, je me dis pourquoi pas… A condition d’éviter les clichés en disposant d’un bon chef d’orchestre et d’un bon metteur en scène. Je me souviens d’une grande mezzo-soprano américaine qui, en fin de carrière, après avoir interprété un nombre considérable de rôles, me confiait : » J’adore Carmen et je la déteste. Il n’y a pas plus ingrat. Micaella chante deux airs et lui dame le pion ; Don José, s’il réussit La fleur que tu m’avais jetée, recueille tous les applaudissements ; Escamillo arrive avec l’air du toréador que tout le monde connaît et emporte la partie. Pendant ce temps, tu t’escrimes toute la soirée pour qu’à la fin du spectacle, les gens sortent du théâtre en déclarant » elle ne chante pas mal mais elle n’est pas vraiment Carmen ! « .
Propos recueillis par Christophe Rizoud
(*) ¡Pasión !
récital de mélodies espagnoles, avec Julius Drake au piano, enregistré en mai 2006 chez Eloquentia