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Le retour de la Pénélope de Fauré au Théâtre des Champs-Elysées, dans le cadre du centenaire de cette salle, est l’occasion de s’intéresser à l’artiste qui en conçut l’affiche originale, Georges-Antoine Rochegrosse (1859-1938), grand peintre wagnérien, également associé à bien d’autres créations lyriques parisiennes entre 1890 et 1920. L’affiche de Pénélope montre un Ulysse vengeur, dont la haute carrure domine toute l’image, brandissant le glaive et l’arc pour mieux anéantir les prétendants épouvantés. Sa tenue est identique à celle qu’arbore le ténor Lucien Muratore sur les photographies de la création. C’est également avec un Ulysse que Rochegrosse s’était fait remarquer, exactement trente ans auparavant : en 1883, le jeune peintre avait obtenu un prix du Salon pour son Andromaque, scène barbare où l’on voyait les Grecs arrachant Astyanax à sa mère pour le précipiter du haut des murs de Troie ; Ulysse y apparaissait déjà, dans l’angle supérieur droit, sous l’aspect d’une silhouette menaçante. Pour le Sar Joséphin Péladan, on y voyait « pour la première fois peut-être des héros homériques, aux armures, aux costumes pris exactement dans Homère. Ce n’est plus le casque de pompier, le pectoral et les cnémides de David, c’est du costume homérique exact ». La violence morbide était employée par Rochegrosse pour voler au secours de l’académisme et ressusciter un genre moribond, la peinture d’histoire. Dans cette scène ruisselante de sang, les critiques avaient signalé une lugubre boucherie, mais salué l’horreur sublimée par la vigueur du pinceau.
Partant de là, Rochegrosse allait se spécialiser dans les évocations archéologiques, balayant l’ensemble du monde antique, de la Grèce (Les Héros de Marathon, 1911) à Rome (Vitellius traîné dans les rues, 1882 ; L’Assassinat de César, 1887) en passant par l’Asie. Quelques-unes de ses toiles pourraient lui valoir l’étiquette de peintre verdien, si l’on considère qu’il a en quelque sorte « illustré » Nabucco, avec sa Folie de Nabuchodonosor (1886, musée de Lille) et son Rêve de Nabuchodonosor (1899, localisation inconnue), son chef-d’œuvre restant La Chute de Babylone (1891), qui évoque plutôt le règne de Balthazar, fils de ce monarque (ce fut une des sources des réalisateurs de péplums dans les premières années du XXe siècle). On pourrait, en cherchant bien, rattacher à Aïda ses scènes égyptiennes, où de jeunes femmes dévêtues évoluent dans des décors recréant les palais de Louxor. Plus généralement, les scènes où elles multiplient les odalisques alanguies renvoient à l’orientalisme typique de son temps, et donc forcément à quelques opéras. Mais le principal lien de Rochegrosse avec la musique passe par Wagner.
Fils adoptif du poète Théodore de Banville, Georges-Antoine Rochegrosse avait depuis l’enfance fréquenté l’élite intellectuelle parisienne. Elève de l’Académie Julian, puis de l’Ecole des Beaux-Arts, deux fois candidat au Prix de Rome, sa carrière démarre véritablement avec l’Andromaque évoquée plus haut, le prix alors reçu lui permettant un voyage en Italie et dans les différentes capitales européennes. A partir de la fin des années 1880, dans son atelier de la Cité Chaptal (qui deviendra plus tard le théâtre du Grand-Guignol), Rochegrosse « recevait une nombreuse compagnie de littérateurs et de musiciens. On discutait éperdument dans la journée, et le soir on se retrouvait au petit théâtre de marionnettes, qu’Henri Signoret venait d’installer dans la galerie Vivienne. Lucien Doucet et Rochegrosse avaient brossé les décors ; derrière la toile, Jean Richepin, tout vibrant encore des vers de Par le Glaive, qu’il était en train d’écrire, disait ceux de son ami Maurice Bouchor » (Jean Valmy-Baysse, Georges Rochegrosse, sa vie, son œuvre). Déjà lié au monde du théâtre, le peintre ne va pas tarder à rejoindre celui de la musique et de l’opéra.
A partir des années 1890, « Lucien Doucet l’avait introduit dans ce milieu symboliste que les jeunes revues exaltaient depuis 1866. Rochegrosse connut aussi Saint-Paul Roux, qui s’intitulait le Magnifique, et avec qui il faillit prendre la direction de l’Odéon ; Camille Mauclair, à la veille de publier Eleusis […] Un peu plus tard, vinrent aussi Marcel Schwob, Pierre Quillard, Maeterlinck […], Gustave Charpentier, que venaient de mettre en lumière Les Impressions d’Italie et La Vie du Poète, et enfin un jeune homme, élève de l’académie Julian, qui passait pour écrire de beaux vers : Henry Bataille. Le demi-dieu, révéré par cette sorte de cénacle, était Stéphane Mallarmé, que Rochegrosse enfant avait connu chez Banville […] En outre, tout le monde se passionnait pour la question wagnérienne, que des chauvins intransigeants avait [sic] soulevée, et le soir où Lohengrin fut enfin donné à l’Opéra, Rochegrosse montra, pour le maître de Bayreuth, un enthousiasme qu’il épancha en quelques toiles d’une belle venue » (Valmy-Baysse).
La passion de Rochegrosse pour Wagner est trahie par une toile de petites dimensions, à peine esquissée, intitulée Dieu Wagner. Parmi les zélateurs du compositeur allemand, on reconnaît au centre l’artiste lui-même, grâce à sa « coupe au bol » caractéristique. Les fruits les plus visibles de cet amour fanatique seront trois toiles majeures inspirées par trois œuvres de Wagner. En 1889, Rochegrosse expose un Tannhauser au Vénusberg, bientôt suivi en 1894 par Le Chevalier aux fleurs et, en 1896 par Le Quintette des Maîtres-Chanteurs. La première n’est plus aujourd’hui connue que par la gravure en noir et blanc figurant dans l’ouvrage de Valmy-Baysse. La deuxième, aussitôt achetée par l’Etat et toujours visible aux cimaises du Musée d’Orsay, est en revanche l’une des œuvres les plus connues au sein de la production artistique inspirée par Wagner. Isolant un moment-clef de Parsifal, Rochegrosse offre une vision particulièrement séduisante d’un chaste fol en armure étincelante, entouré de filles-fleurs nues et à la chevelure remplacée par des pétales aux couleurs variées, au milieu d’une immense prairie verdoyante. Sur le cadre, on peut lire l’inscription : « Le Prédestiné revêtu de la symbolique Armure d’argent, va vers l’Idée, insoucieux des appels de la vie ». Quant à la troisième, conservée au Musée de Vendôme, elle évoque la scène 4 de l’acte III des Maîtres-Chanteurs, avec ses cinq personnages réunis dans l’atelier de Hans Sachs : outre le cordonnier, Walther et Eva au centre de la composition, avec à l’arrière-plan, David l’apprenti et sa fiancée Magdalene.
Si Rochegrosse s’en était tenu à ces trois toiles, cela suffirait déjà à faire de lui un peintre wagnérien, mais il se trouve que son activité déborda le strict cadre de la peinture de chevalet pour s’étendre à l’affiche et à l’illustration, deux domaines qu’il pratiqua abondamment. Dans cette même décennie 1890, il réalisé une série d’images wagnériennes destinées aux affiches de l’opéra de Paris et au frontispice des partitions ou livrets édités en France : Tannhäuser (mais il choisit cette fois le concours du IIe acte), Le Vaisseau fantôme et Lohengrin. Ces images, qui respectent fidèlement les didascalies du compositeur, ne furent pas du goût de tous : « Pareil tour de main, tout extérieur, dans les quatre scènes illustrant les Quatre poèmes d’opéras, traduits en prose française et précédés d’une Lettre sur la musique par Richard Wagner (Nouvelle édition, Calman-Lévy, 1893) : petites pages d’histoire, où manque le rêve. Le Chevalier aux fleurs (1894), du même Georges Rochegrosse, n’est qu’un exercice brillant de virtuosité. Même si le christianisme de Wagner « n’est qu’un décor », je sens autre chose que de la difficulté vaincue, dans Parsifal. Et la haute légende wagnérienne ne semble pas avoir chaleureusement inspiré les peintres : sur aucune toile juvénile ne passe le grand frisson qui ravit le chevalier-poète aux amers délices du Venusberg, qui transfigure les amants dans le sourire du songe matinal ou dans le suaire ancien des crépuscules. Je soupçonne ces messieurs d’aller rarement au concert » (Raymond Bouyet, « Peintres mélomanes. XIII : Autour de Bayreuth », Le Ménestrel, 10 février 1901, p. 42-43).
Pourtant, Rochegrosse allait souvent au concert, et ses toiles révèlent les mêmes sources d’inspiration que les librettistes d’opéra de son temps. En 1887, il expose une splendide Salomé dansant devant Hérode (Joslyn Art Museum), après Flaubert mais avant Oscar Wilde, et il réalise en 1895 les décors d’un ballet intitulé Salomé, dansé par la Loïe Fuller sur une musique de Pierné, à la Comédie Parisienne. En 1892, pour le Théâtre de l’Œuvre, il réalise en collaboration avec Auburtin les décors d’une Belle au bois dormant, féerie de Henri Bataille et Robert d’Humières, les costumes ayant été confiés au Préraphaélite Edward Burne-Jones.
Et s’il se rattache par ses sujets au style « pompier », Rochegrosse réussit le tour de force d’être associé avec les compositeurs les plus avant-gardistes de son temps. Ce n’est pas vraiment le cas de Saint-Saëns, dont il dessine l’affiche de Samson et Dalila (1893), puis pour Hélène (1904). Ce n’est pas forcément non plus ainsi qu’on qualifierait Massenet, pour qui il composa les affiches de trois œuvres tardives : Le Jongleur de Notre-Dame (1902), Don Quichotte (1910) et Roma (1912). Si les couleurs crépusculaires de Don Quichotte semblent bien paisibles, l’image conçue pour Roma s’apparente, en à peine moins violent, aux toiles de Rochegrosse consacrée à des assassinats antiques, comme La Mort de Messaline (1916). En revanche, c’est bien à Rochegrosse que l’Opéra-Comique commande l’affiche de deux œuvres fondatrices de la modernité lyrique au début du XXe siècle, aux univers scéniques ou musicaux résolument éloignés du wagnérisme : Louise et Pelléas et Mélisande ! Dans les deux cas, un couple qui s’étreint, mais les amants parisiens de Gustave Charpentier paraissent bien timorés, face à la passion fougueuse dont font preuve les héros de Debussy, sur le point d’être séparés par Golaud qui surgit de derrière la fontaine. Et Rochegrosse sera à nouveau sollicité pour accompagner les opéras de la jeune école : pour Henry Février, il dessine une Gismonda bleutée (1919), dont l’héroïne meurtrière, représentée la hache à la main, convenait bien à son goût pour les scènes de meurtre. Pour Gabriel Dupont (1878-1914), compositeur fauché dans la fleur de l’âge, l’artiste conçoit l’affiche de La Glu (1909), curieuse intrusion dans le naturalisme régional, et d’Antar (création posthume en 1921).
Dans ses dernières années, Rochegrosse proposera encore quelques toiles inspirées par la musique, dans le titre desquelles il annonce ouvertement son ambition de pratiquer « l’interprétation picturale ». Il expose au Salon des artistes français Chanson Louis XIII, essai d’interprétation picturale d’un thème de Couperin, en 1929, et Essai d’interprétation picturale de la messe en si mineur de Jean-Sébastien Bach, en 1931. Comblé de distinctions officielles (médaille de bronze à l’Exposition universelle de Paris de 1889, chevalier de la Légion d’honneur en 1892, médaille d’or à l’Exposition universelle de 1900, Officier de la Légion d’honneur en 1910), jouissant de commandes prestigieuses (la fresque Le Chant des muses éveille l’âme humaine, pour l’escalier de la bibliothèque de la Sorbonne), devenu une célébrité (il fait la couverture du magazine Je Sais Tout le 15 juillet 1906), Rochegrosse passait une partie de son temps en Algérie, à El-Biar, sur les hauteurs de la baie d’Alger, avec son modèle et inspiratrice Marie Leblond. Après la Première Guerre mondiale commença une longue traversée du désert dont Rochegrosse semble à présent pouvoir sortir, puisqu’il fait pour la première fois l’objet d’une exposition monographique du 29 juin 2013 au 5 janvier 2014, « Georges-Antoine Rochegrosse, les fastes de la décadence » au Musée Anne de Beaujeu, à Moulins-sur-Allier (renseignements sur le site du Musée).
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Rochegrosse, peintre wagnérien
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17 juin 2013
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