Qui est Anna Bolena ? Son histoire est connue. Mais ce qui intéresse Donizetti et Romani, ce n’est pas une reconstitution historique, c’est d’abord le portrait psychologique d’une femme à qui le destin présente l’addition. Par ambition elle a consenti sinon œuvré à la répudiation d’une épouse et abandonné son premier amour. Et voilà que c’est son tour d’être à la fois trahie et déchue. La jalousie, la révolte, l’amertume des regrets, la frustration de l’impuissance, cette plongée dans la sensibilité féminine, Maria Callas la rendit bouleversante. D’abord parce que la musique passant dans sa voix donnait l’impression immédiate d’une irréfutable sincérité, ensuite parce qu’elle savait donner le sentiment de la grandeur par une dignité constante même si son Anna chantait à cœur ouvert. C’est pour nous le point d’achoppement de l’incarnation toulonnaise.
Dès son entrée, Ermonela Jaho se présente tellement en souveraine bafouée que cela masque la tristesse douloureuse de la femme maltraitée qu’elle est déjà. Est-ce à cause de sa petite taille, pour donner l’image de la grandeur royale elle se tient si cambrée en arrière, avec un port de tête si outré qu’elle frôle la caricature. Cette interprétation nous montre une personne qui revendique si âprement les prérogatives de son rang qu’elle tend à la mégère dont on peut comprendre que son mari se soit lassé. Ce n’est qu’au deuxième acte qu’enfin la cantatrice consentira à libérer la fragilité du personnage, un peu tard pour lui gagner la sympathie sinon la compassion. Ce parti-pris nous semble d’autant plus regrettable que vocalement Ermonela Jaho est quasiment irréprochable et maîtrise en beauté la dernière scène, même si par moment un rien de pulpe et de puissance supplémentaires ne nuiraient pas.
Par contraste la Giovanna Seymour de Kate Aldrich nous séduit rapidement : sans doute le personnage est moins complexe, mais elle sait faire passer dans sa voix et suggérer par ses attitudes les émotions de la jeune fille éprise qui se sent coupable de trahir sa souveraine et protectrice. Sans avoir les couleurs profondes d’autres interprètes son timbre se marie bien avec celui de la soprano et leur duo du deuxième acte est un pur régal. Dans le rôle de Percy Ismaël Jordi révèle des ressources de puissances supérieures à nos souvenirs. La présence scénique est convaincante et la tenue vocale remarquablement en place, avec des aigus solides, même émis en voix mixte ou à la limite du falsetto. Moins convaincant, aussi bien vocalement que théâtralement, Simon Orfila campe un Henry VIII trop monolithique, et quand la fatigue gagne son italien se teinte d’accent canarien. Svetlana Lifar, dans l’accoutrement grotesque réservé à Smeton, passe outre et s’engage à fond dans ce personnage d’écervelé. La voix a les couleurs profondes nécessaires et désormais l’italien ne sonne plus slave. Belles compositions aussi de Thomas Dear, Rochefort distingué et de Carl Ghazarossian, efficace Hervey. On s’en voudrait de passer sous silence la participation du chœur, que Donizetti a gâté et qui lui rend bellement justice.
A la perplexité liée à l’interprétation dramatique d’Ermonela Jaho s’ajoute celle née du spectacle. Dans un dispositif scénique qui oscille entre abstraction et réalisme minimal, où la découpe du décor (Erich Wonder) a un air de déjà-vu, des toiles de fond ou des projections qui se veulent suggestives indiquent les changements de lieu et ont pour but de créer des atmosphères, comme les lumières de Bertrand Couderc qui suivent souvent les personnages. Ces choix accompagnent la bizarrerie des costumes signés Kaspar Glarner, d’époque indéterminée sinon pour Anna et Seymour : les solistes hommes portent tous des sarouals noirs, Henry VIII à son entrée semble prêt à chanter Otello, le chœur masculin rassemblé pour I Puritani, et Smeton tenté par le travesti. La mise en scène de Marie-Louise Bischofberger elle aussi mêle des idées pertinentes et d’autres discutables. Ainsi la scène où Smeton se roule dans les draps de la reine explicite son exaltation, mais l’apparition d’Anna, de Seymour et d’Henry VIII pendant le chœur initial a-t-elle été claire à beaucoup ? Et la scène où Henry propose un verre à Anna avant de boire à s’enivrer sur le trône ne frôle-t-elle pas inutilement la vulgarité ? Quant à l’utilisation d’une enfant pour augmenter le pathétique, nous la ressentons toujours comme une facilité grossière et une marque préoccupante de défiance envers la puissance expressive de la musique.
Déjà en 1996, Giuliano Carella avait dirigé au même endroit Anna Bolena. C’est dire qu’il connait l’œuvre depuis longtemps. Sa lecture est comme une leçon magistrale qui expose une appréhension synthétique et un traitement analytique où les détails sont valorisés sans ralentir la progression ou rompre le mouvement. Il y a de l’architecte chez ce chef d’orchestre, dans sa capacité à faire ressortir aussi nettement la structure musicale et dramatique des opéras, mais aussi du peintre tant il s’attache à en valoriser les couleurs. Les musiciens le suivent sans rechigner, et donnent aux mélodies névrotiques inventées par Donizetti toute leur charge suggestive. Aux derniers accords, on est subjugué ! Une fois encore, le bonheur était dans la fosse !