C’est dans un lieu tout neuf et magnifique, mais hélas provisoire – ce chapiteau érigé en quelques mois sur un terrain vague du bas de la ville devra être démonté avant l’hiver prochain – que la Monnaie présente désormais ses spectacles en attendant la fin des travaux de rénovation de sa salle historique. Un énorme plateau de 500 m2, une salle en légère pente, beaucoup d’espace mais peu de hauteur, un village de loges préfabriquées rebaptisé Containerville pour abriter les artistes accueillent pour une demi-saison l’opéra bruxellois, dans le froid (ne laissez pas vos manteaux au vestiaire) et dans une acoustique un peu sèche qui nécessite hélas l’amplification des voix, il faudra s’y habituer.
Comment se protéger des metteurs en scène qui n’aiment pas l’œuvre qu’ils présentent ?
Richard Brunel, qui malgré son jeune âge n’en est pas à son coup d’essai, face à l’œuvre de Berlioz qu’il juge trop légère, décide non sans une certaine arrogance d’en réécrire complètement les dialogues (et pourquoi pas la musique aussi, tant qu’on y est ?) et d’infléchir considérablement le destin des personnages, jusqu’à défaire les unions qui devaient se faire, et aller rechercher dans Shakespeare quelques éléments que Berlioz avait délibérément laissés de côté. Il réintroduit ainsi le personnage de Don John dont il fait un Don Juan (mais rien à voir avec celui de Tirso de Molina) et invente de toutes pièces une fin radicalement opposée à l’esprit tant de Shakespeare que de Berlioz : le parallèle entre les deux couples et leur attitude contrastée face à la perspective du mariage est faussé et le deuil qui devait être reconverti en ivresse laissera un goût bien amer dans la bouche du spectateur.
L’œuvre s’en trouve-t-elle renforcée ? Sur le plan dramatique, elle est considérablement plus sombre et plus complexe que l’original, correspondant davantage, sans doute, à l’esprit de notre époque torturée – on suppose que c’est là la mission que s’est donnée le metteur en scène – ou peut-être simplement à son état d’esprit à lui et sa vision de l’amour, ça le regarde. Mais elle est dès lors en totale rupture, dans toute la fin du spectacle, avec la partition musicale, dont on a même dû inverser quelques scènes pour faire tenir le tout. La légèreté de ton initiale, exprimée par la brillantissime musique de Berlioz fonctionne ici à contresens, l’orchestre semble se réjouir de la souffrance des fiancés désunis, avec une perfidie que Shakespeare lui-même n’aurait pas osée.
Et comment expliquer le retour au thème de l’ouverture, brillant, léger, joyeux, après une conclusion aussi amère et morose ? C’est comme si le metteur en scène n’entendait pas la partition, et considérait qu’on pouvait changer les paroles en maintenant la musique, pourvu que le nombre de pieds y soit. Triste raccourci !
Anne-Catherine Gillet (Héro), Lionel Lhote (Somarone), les choeurs de la Monnaie, Etienne Dupuis (Claudio) © Bernd Ulhig
Au plan visuel, exceptés l’aérienne entrée de la mariée descendue des cintres et le mur du souvenir des soldats disparus au combat, le spectacle présente peu de beaux tableaux. Dans un décor de chapelle un moment transformée en salle de bain militaire, et avec quelques accessoires, une série de lingères et de baignoires sous des éclairages peu travaillés, Brunel réussit à placer toutes ses scènes dans le même espace. Le jeu des acteurs n’est guère plus élaboré, avec de longs silences gênants dans les dialogues parlés dont le moins qu’on puisse en dire est qu’ils n’ont pas le rebond de la musique de Berlioz.
L’indignation sur les incohérences scéniques étant maintenant passée, concentrons nous sur la partie musicale du spectacle. Honneur au chef d’orchestre, tout d’abord : Jérémie Rhorer dirige Berlioz avec entrain et précision, avec un amour visible de la partition, un enthousiasme communicatif qui fait plaisir à entendre. L’acoustique rend sans doute insuffisamment justice à son travail sur les timbres (l’orchestre est peu sonore face aux voix amplifiées) mais le soin porté aux détails, l’excellente communication avec les chœurs et le souffle qui anime l’ensemble sont un régal permanent pour qui aime cette musique là. Et les voix ne sont pas en reste : Anne-Catherine Gillet, meilleure chanteuse que comédienne, prête sa voix délicieuse et sa brillante technique au personnage de Héro et rivalise avec l’intrépide Stéphanie d’Oustrac qui campe avec beaucoup de verve et de talent le rôle de Béatrice. Excellente voix également, la jeune mezzo Eve-Maud Hubeaux donne relief et substance au rôle d’Ursule. Du côté des voix masculines, on soulignera les performances du baryton Etienne Dupuis (Claudio) et du ténor Julien Dran (Bénédict), tous deux avec une excellente diction française et une belle adéquation à leur personnage, ainsi que de Frédéric Caton (Don Pedro), Pierre Barrat (Leonato) et Lionel Lhote en Somarone, maître de chapelle transformé par la mise en scène en méchant. Le comédien Sébastien Dutrieux en Don Juan (rôle parlé ajouté par le metteur en scène) complète la distribution.