Du chocolat chaud qui coule dans les veines… L’image utilisée par Roselyne Bachelot pour décrire l’impression laissée par la voix de Jonas Kaufmann avait de quoi mettre en appétit. De fait, le cacao coule à flot sur la scène du Théâtre antique d’Orange en ce soir de première d’une nouvelle production de Carmen que la présence du ténor allemand transforme en événement. Prononciation irréprochable du français, timbre rauque et doux, dont la couleur sombre ne manquera pas une nouvelle fois de susciter la discussion, émission fauve et gutturale, accents farouches, musicalité, nuances dressent Don José sur le même piédestal que ce Werther dont Paris se souvient encore. C’est dire s’il devrait plaire, aux Chorégies de nouveau les 11 et 14 juillet, sur France 3 en léger différé le 11 juillet, sur France Musique le 13 juillet. C’est dire s’il plait déjà à en juger les applaudissements prolongés saluant une interprétation de « la fleur que tu m’avais jetée » à donner le frisson, où chaque note intelligemment pensée produit son juste effet, le Si bémol final émis pianissimo puis progressivement augmenté n’étant pas la moindre. Mais pourquoi, lorsqu’on a la chance de disposer d’un tel Don José, le dispenser de son duo avec Escamillo au 3e acte ?
Ce n’est pas la seule question que soulève une soirée dont on compte sur les doigts de la main les autres atouts : l’Escamillo de Kyle Ketelsen, fièrement campé sur une tessiture pourtant inconfortable, et au second plan, quelques silhouettes saillantes, dessinées en relief par des voix saines, projetées et toujours intelligibles – Armando Noguera (Moralès), Florian Laconi (Le Remendado), Le Dancaïre (Olivier Grand)… Fallait-il confronter Inva Mula à ses propres fantômes ? Bien qu’elle ne l’ait jamais interprétée à Orange, Micaëla semble désormais appartenir à un passé dont l’un des faits glorieux fut Mireille en 2009 à l’Opéra de Paris. Fallait-il proposer Carmen à Kate Aldrich ? Trop convenue, la mezzo-soprano ne répond que partiellement aux exigences vocales et théâtrales du rôle, forcément élevées dès lors que l’on touche à un des mythes de l’art lyrique.
Joans Kaufmann (Don José), Kate Aldrich (Carmen) © Philippe Gromelle
Fallait-il célébrer l’union de l’Orchestre Philharmonique de Radio France avec son futur directeur musical, Mikko Franck, autour d’une partition aussi attendue en termes d’élan, de couleurs et de clarté ? Si le maestro dompte une acoustique compliquée par un mistral battant, le chef d’œuvre de Bizet ne saurait se satisfaire d’une lecture roborative, privée de poésie et de cet influx vital indispensable au drame. A propos de nécessité dramatique, fallait-il sortir du placard la version Guiraud qui, aux dialogues parlés substitue des récitatifs comme autant de rapiéçages inopportuns ?
Alors que la scène de la feria au début du 4e acte est inexplicablement tronquée, fallait-il gonfler la masse chorale en réunissant trois chœurs plus la Maîtrise des Bouches-du-Rhône, au point de déséquilibrer le rapport sonore avec les solistes, d’autant qu’il faut par conséquent gérer un plateau en sureffectif. Fallait-il, en plus de costumes malvenus pour les rôles féminins (n’est pas Courrège, qui veut), confier la mise en scène à Louis Désiré, hué par une partie du public à la fin de la soirée ? Le jeu de cartes géantes, utilisé comme décor unique, entrave des déplacements gérés tout d’un bloc. On ne se plaindra pas que l’essentiel de l’action soit située côté jardin, dans la mesure où nous étions assis juste en face. Les spectateurs placés à l’opposé ont sans doute moins apprécié. Absence d’idées, éclairages incertains – sans doute imposés par les limites budgétaires de l’exercice –, mouvements en décalage avec la musique et le livret, gestuelle parfois ridicule, comme ce pas de séguedille à la fin du premier acte (il parait pourtant que les vrais ténors ne dansent pas) mais omniprésence de Don José : c’est comme si l’intégralité du spectacle avait été pensée autour de Jonas Kaufmann. Compte tenu du résultat, fallait-il vraiment l’embarquer dans cette galère ?