Contrairement aux intégrales, qui se sont réduites à peau de chagrin ces dernières années, les récitals lyriques ont toujours le vent en poupe, mais s’en tiennent souvent aux mêmes recettes : la réhabilitation d’un auteur méconnu, voire oublié (Steffani, Porpora, Vinci, etc.) ou l’hommage à une star du passé. Si l’un ou l’autre chanteur tente de revisiter sous un angle original une œuvre a priori familière, celle de Haendel, notamment, à l’instar des Bad Guys réunis par Xavier Sabata auxquels feront sans doute écho prochainement les Heroes from the shadows de Nathalie Stutzmann, le double album d’Anna Bonitatibus renouvelle la formule avec bonheur en s’intéressant à un personnage hors du commun qui, depuis des millénaires, ne cesse de hanter artistes et écrivains. De la Semiramide in India de Sacrati (1648) à la Semiramis de Peter Michael Hamel (1983), la reine mésopotamienne apparaît ainsi dans plus d’une centaine d’opéras ! En l’occurrence, l’anthologie se concentre sur une douzaine d’ouvrages créés entre 1725 et 1828 (Vinci, Caldara, Porpora, Jommelli, Bernasconi, Traetta, Paisiello, Bianchi, Borghi, Nasolini, Catel, Garcia), dont les extraits sont tous livrés en première mondiale et côtoient la Semiramide de Meyerbeer ainsi que celle de Rossini.
Les légendes successives de Sémiramis sont nées de l’imagination affolée des hommes confrontés à l’impensable : le pouvoir d’une femme, Sammouramat, épouse du roi d’Assyrie Shamshi Adad V (823- 810 ACN) qui assura la régence pendant la minorité de son fils Adad-Nirari III (810-815 ACN) et aurait continué à exercer une influence majeure sur les affaires du royaume. La fascination, l’effroi qu’elle a suscités et le machisme des sociétés patriarcales, sur fond d’antagonisme entre les peuples, ont transformé cette figure historique en une créature extrêmement ambivalente, auréolée de gloire et en même temps sulfureuse. Côté face, cette intrépide amazone vole au secours de son époux, le roi Ninos, sur le champ de bataille et met au point la stratégie qui lui permet de soumettre la Bactriane ; elle conquiert l’Egypte et l’Ethiopie et pousse jusqu’en Inde, bien avant Alexandre le Grand qui admirera sa vaillance ; elle bâtit également Babylone et fait ériger ses fameux jardins suspendus. Côté pile, dévorée par l’ambition, elle commande l’assassinat de son époux et s’empare du trône, s’adonne à la bestialité telle Ishtar ou Messaline et fait promulguer une loi autorisant l’inceste pour mieux légitimer la liaison qu’elle entretient avec son fils (Ninyas).
Dans une introduction fort dense et magnifiquement illustrée, Davide Verga loue l’habileté des dramaturges du siècle des Lumières qui ont su écarter les éléments les plus fantaisistes de ces nombreux récits apocryphes et doter Sémiramis d’une réelle épaisseur psychologique. S’il est difficile, pour ne pas dire impossible de juger de la profondeur et de la complexité d’un rôle à partir d’une page isolée, les airs proposés par Anna Bonitatibus nous révèlent quelques joyaux et plusieurs avatars du mythe. Chez Zanelli (Semiramide regina dell’Assiria, mise en musique par Porpora en 1724), par exemple, après avoir libéré Ninos, captif des Bactriens, Sémiramis le fait à son tour emprisonner et venge ainsi son honneur bafoué par le monarque qui l’avait possédée avec violence. Toutefois, aucune variante de l’histoire de la reine assyrienne ne connut une fortune comparable à celle de la Semiramide riconosciuta de Metastase qui a séduit plus d’une quarantaine de musiciens (Vinci, Jommelli, Bernasconi, Traetta et Meyerbeer, pour ne citer que ceux qui sont à l’affiche de cet enregistrement) et qui a fait l’objet de délicieuses parodies comme La Semiramide in villa de Paisiello. Si le poète sacrifie au goût de l’opéra pour le travestissement, seul un sens aigu du devoir pousse cette véritable femme d’état à prendre l’apparence de son fils, trop jeune et vulnérable pour succéder à son père.
L’amour maternel supplante aussi volontiers la soif de pouvoir dans le cœur des Sémiramis inspirées par la tragédie de Voltaire. Ces criminelles ne sont pas seulement rongées par le remords, mais aussi par l’angoisse de perdre leur progéniture ; cependant, dans le désarroi (« Figlio diletto e caro », Borghi) comme dans la prière (« Già perfido il discese … Al mio pregar t’arrendi », García), elles conservent, avec Anna Bonitatibus, une dignité, une noblesse admirable. Le vaste fragment avec chœurs de La Morte di Semiramide de Nasolini où la reine affronte le spectre du roi Ninos et tremble avant de se ressaisir et de rassurer son peuple, est la seule véritable irruption du théâtre dans cet impeccable concert. S’il sollicite, enfin, le tempérament de cette tragédienne racée, il laisse à peine entrevoir une puissance d’incarnation qui ne peut s’épanouir que sur scène et qui nous a, plus d’une fois, sidéré.
Rossini ne pouvait manquer à l’appel, mais Anna Bonitatibus a jeté son dévolu sur l’autographe méconnu de « Bel raggio lusinghier », édité par Philip Gossett. En vérité, rien n’étonne moins dans son chef : ce choix est avant tout dramatique, car il n’y a point ici de cabaletta pour amoindrir la majesté du portrait que brosse la cavatine, plus développée que dans la version habituelle. Virtuose aguerrie, le mezzo italien ne fait, certes, qu’une bouchée des airs de tempête (Caldara) ou de triomphe (Porpora) baroques, mais la parcimonie des ornements et des cadences donne à croire que ce n’est pas là son exercice favori. En revanche, nous ne l’attendions pas vraiment dans les soupirs et la langueur amoureuse, or elle s’y abandonne avec une grâce infinie (« Serbo in seno il cor piagato », Paisiello). L’accompagnement est à l’avenant, phrasés d’une souplesse exemplaire et finesse du détail, et nous avons d’autant plus de plaisir à retrouver l’Accademia degli Astrusi, emmenée par Federico Ferri, sur quelques plages purement orchestrales, en particulier la sinfonia tirée de La vendetta di Nino de Francesco Bianchi, une partition précédée d’une réputation flatteuse et qui devrait à tout le moins attirer les amateurs d’angoisse et de fantastique musical.