Bartoli, Norma ? Non, sa petite sœur
par Jean-Michel Pennetier
Ces dernières années, les intégrales d’opéra enregistrées en studio se sont raréfiées de façon spectaculaire, les éditeurs préférant la diffusion en vidéo de représentations enregistrées sur le vif, plus commodes à mettre en boite et alliant l’image au son. Ce nouvel enregistrement de Norma constitue donc un événement, d’autant plus qu’il concerne un ouvrage mythique, chef d’œuvre de Bellini, marqué à jamais par une poignée d’interprètes exceptionnels. Ajoutez à cela la présence dans le rôle titre d’une des chanteuses actuelles les plus médiatiques, et vous tenez l’enregistrement dont on parlera certainement le plus cette année.
Après Maria Malibran, c’est au souvenir de la non moins mythique Giuditta Pasta que s’attaque Cecilia Bartoli. Comme pour son précédent enregistrement de La Sonnambula, la cantatrice et musicologue romaine tente ici de revenir à une version plus authentique de l’ouvrage, plus proche selon elle, de ce que les spectateurs ont pu éprouver à la création de celui-ci. Un tel enregistrement peut donc être évalué suivant trois critères différents : la validité du travail musicologique ; la place de cette version dans la discographie ; le plaisir qu’on peut en tirer au-delà toute référence ou spéculation intellectuelle.
Commençons par la version choisie et son traitement. Faute de notice détaillée, il est difficile de distinguer ce qui revient à l’original de Bellini, et les libertés indispensables propres à l’interprétation. On appréciera la restitution de parties habituellement coupées (entendues notamment au Théâtre du Châtelet sous la direction de Jean-Christophe Spinosi en 2010) ou le retour à la tonalité originale : il est bien connu en effet que Bellini transposa l’ouvrage d’un demi ton vers le grave, Pasta, malgré un ambitus culminant au ré, ayant du mal à soutenir une tessiture aussi tendue (Joan Sutherland, dans son premier enregistrement studio, revient au ton aigu initialement voulu par Bellini). Le recours aux instruments anciens contribue à donner une couleur certainement plus proche de la vérité historique (mais peut-on conclure formellement sur le diapason quand on sait qu’il variait d’un théâtre à l’autre et suivant les époques ?). Les discrets ornements qui accompagnent le second couplet de « Casta Diva » pourront troubler certains auditeurs dans leurs habitudes, mais sont néanmoins plausibles. Sur le fond, on apprécie que les reprises soient systématiquement assorties de variations, mais on peut parfois s’interroger sur le style de celles-ci : les ornements du second couplet de la cabalette « Ah ! Bello a me ritorna » flirtent avec le Rossini première manière, alors que le compositeur était déjà passé à un autre style (la création de Guillaume Tell date de l’année 1829).
Au-delà de ces considérations « de cuisine », les interprètes réunis ici ont-ils des voix susceptibles de se rapprocher de celles des créateurs ? C’est évidemment la question à laquelle il est le plus difficile de répondre tant les commentaires de l’époque se concentrent sur les sentiments suscités par les chanteurs plutôt que sur leur technique et leurs moyens. A la décharge des critiques de l’époque, ceux-ci découvraient les ouvrages sans le support d’une partition imprimée, et il aurait fallu à un dilettante une sacré bonne oreille et une excellente mémoire pour repérer l’évolution musicale d’un ouvrage entre sa création à Milan et sa reprise à Paris (et tout ça sans You Tube !). Un des moyens les moins subjectifs de répondre à cette question, c’est sans doute de regarder les autres ouvrages créés par ces artistes, et a priori prévus pour flatter au mieux leurs capacités (au bémol près que ceci n’empêcha pas Bellini de surestimer celles de Pasta). Notons que cette dernière fut également la créatrice du rôle de Corinna dans Il Viaggio a Reims de Rossini, de Anna Bolena de Donizetti et de La Sonnambula de Bellini (rôle transposé ultérieurement vers le bas pour Malibran et enregistré par Bartoli dans cette version). Vocalement, Pasta et Malibran diffèrent profondément, le registre supérieur de cette dernière étant notoirement revêche* (Bellini transposa également pour elle I Puritani). Cela exposé, on voit donc mal la légitimité de Cecilia Bartoli à s’approprier le rôle de Norma, en tous cas dans une perspective musicologique. On aura la mêmes réserves à propos du Pollione de John Osborn : Domenico Donzelli, créateur du rôle, était un baritenore, au grave et au medium corsé mais peu à l’aise dans le suraigu. Chris Merritt en fut l’incarnation la plus convaincante à l’époque moderne (le suraigu en plus). Pour sa part, Osborn est un ténor léger, à l’aigu trompétant (malheureusement son squillo, particulièrement excitant sur le vif, n’est pas bien mis en valeur par la prise de son), mais au medium avare de couleurs. Mêmes réserves au sujet de l’Adalgise de Sumi Jo, soprano léger. Le rôle fut créé par Giulia Grisi, plutôt soprano drammatico d’agilità, à qui Bellini offrira ultérieurement l’Elvira d’I Puritani.
Passons rapidement sur la discographie, dominée par plusieurs incarnations callassiennes (notre préférence va à l’enregistrement live de la soirée d’ouverture de la Scala de Milan en décembre 55), la Divine étant sans doute la plus proche de Pasta, aux pyrotechnies près. Pour une approche plus belcantiste, on se tournera vers Joan Sutherland, vers Caballé pour son timbre et ses piani uniques, sans nier les incontournables contributions de Leyla Gencer, Elena Souliotis, Renata Scotto ou Beverly Sills qui, à des titres divers, méritent les louanges de leurs admirateurs respectifs ! Face à ses consœurs, Bartoli, quoique très bien mise en valeur par la captation sonore, nous a semblé manquer de la largeur et du tranchant naturellement associée à cette variation sur Médée (dans l’ouvrage dramatique, Norma tue d’ailleurs ses fils). La plupart du temps, la rage manque de l’aplomb vocal attendu. Au final, le soprano italien n’exploite pas suffisamment toutes les ressources dramatiques de la partition, faisant penser à une petite sœur de Norma, disputant son fiancé à sa copine Adalgise.
Dernière question, cet enregistrement est-il tout simplement plaisant ? Assurément, si l’on accepte d’oublier un instant ces références, et la justification musicologique affichée. Certes, le plateau est un peu « light », mais il propose un chant d’une rare qualité et d’une grande homogénéité. Chez Cecilia Bartoli, on appréciera en particulier une virtuosité toujours aussi confondante, des effets uniques sur le souffle (qui sentent parfois un peu trop l’effet justement, comme le « Pace v’intimo » du premier acte), toute cette maîtrise vocale qu’on aime sans réserve quand elle aborde le répertoire baroque. Pour compenser le manque de largeur vocale et de variété dans la couleur, les scènes dramatiques (« Dormono entrambi » par exemple) et certains récitatifs (l’entrée de Norma, « Sediziose voci ») sont malheureusement souvent surjouées. Cette sur-articulation couplée avec le vibrato serré de Cecilia, rate son effet avec un je-ne-sais-quoi de vieillot. Dans les passages les plus élégiaques, Bartoli est en revanche totalement convaincante (« Qual cor tradisti » avec un Osborn également en état de grâce). Quant aux duos avec Adalgise, ils soulèvent souvent l’enthousiasme (la strette « Sì, fino all’ore estreme » mérite à elle seule l’achat du disque !). Dramatiquement, le personnage reste attachant, sans emphase, mais aussi sans grande complexité (faute sans doute d’avoir suffisamment rodé le rôle sur scène). Chez John Osborn, on aime un chant stylé, un aigu généreux et facile, des variations exécutées avec toute la souplesse requise et suraigu généreux, un art de la demi teinte. Sumi Jo est délicieuse et son timbre bien assorti à celui de Bartoli (comme à la création, c’est Norma qui a le timbre le plus grave et non pas Adalgise contrairement à une certaine tradition moderne) mais l’aigu manque de « percutant ». Authentique belcantiste, Michele Pertusi, bien capté également, offre un beau timbre, ce qu’il faut d’autorité dramatique : son Oroveso stylé est l’un des meilleurs de la discographie..
Sous la direction de Giovanni Antonini, La Scintilla fait preuve d’une grande vivacité et, en particulier, l’ouverture est une redécouverte. On sera plus réservé en revanche sur ces ralentis exagérément trop, suivis systématiquement d’accélérations tout aussi inutilement rapides : c’est un peu la recherche de l’effet au détriment de la cohésion dramatique. Notons également un ensemble choral de grande qualité.
Ces réserves étant faites, il est probable que ce nouvel enregistrement trouvera de toute façon rapidement son public : d’abord celui des fidèles de Cecila Bartoli qui, depuis des années, la suivent en confiance dans l’exploration de compositeurs inconnus et qui cette fois auront l’occasion de découvrir un répertoire qu’ils n’auraient peut-être pas cherché à connaitre spontanément. Mais les authentiques amateurs de ce répertoire auraient tort de faire la fine bouche : intégralité de la version, respect des équilibres vocaux, reprises avec variations, y compris dans les duos … cet enregistrement offre suffisamment de richesses et de surprises pour oublier leurs préjugés et leur permettre de se construire une nouvelle Norma idéale où Vickers vocaliserait comme Osborn, Souliotis comme Bartoli, mais avec les aigus de Sutherland et les piani de Caballé !
* Comparée à Malibran, Pasta incarnait une vision « classique » de l’art lyrique, par rapport à une version « moderne », c’est-à-dire « romantique » chez sa consœur. Dans l’Otello de Rossini, par exemple, Pasta se soumettait au couteau du Maure comme une vestale allant au sacrifice ; Malibran, au contraire, courrait, affolée et hagarde, comme la toute jeune fille qu’elle fut longtemps (rappelons qu’elle débuta à New-York à 16 ans avant de mourir prématurément à 28 ans : destin romantique s’il en est).
Vincenzo BELLINI
Norma
Tragédie lyrique en deux actes, créée au Théâtre de La Scala de Milan le 26 décembre 1831
Livret de Felice Romani d’après la tragédie d’Alexandre Soumet
Norma
Cecilia Bartoli
Pollione
John Osborn
Adalgise
Sumi Jo
Oroveso
Michele Pertusi
Clotilde
Lileana Nikiteanu
Flavio
Reinaldo Macias
International Chambers Vocalists
Orchestre La Scintilla
Direction musicale
Giovanni Antonini
2 CD Decca 0289 478 3517 2 – 142′