Il faudrait s’entendre à la fin sur la signification du terme Bel canto. Rodolfo Celluti, qui en retraça l’histoire dans un ouvrage malheureusement difficile à trouver aujourd’hui*, le circonscrit peu ou prou à l’âge d’or des castrats avec, pour chant du cygne, Semiramide de Rossini, soit une période allant de la fin du XVIIe siècle au début des années 1820. Les plus accommodants lui adjoignent l’adjectif « romantique » pour en repousser la limite aux opéras du jeune Verdi. Les moins pointilleux l’assimilent au chant lyrique italien, indépendamment de toute notion d’école. Simone Kermes ne s’embarrasse pas d’autant de principes. Le programme de son nouveau récital au disque, intitulé Bel canto donc, va de Monteverdi à Verdi en opérant un détour par l’Autriche avec deux airs de Die Zauberflöte. Part belle est faite cependant au répertoire des années 1830 avec une majorité d’airs d’opéras de Bellini, Donizetti et même Mercadante. Tout aussi iconoclaste que sa conception du bel canto apparaît la manière dont la soprano colorature aborde ce répertoire. Iconoclasme revendiqué d’ailleurs puisque cette enfant du baroque, consciente de ce qu’il y a d’incongru de passer de Porpora – l’objet de Dramma, son précédent opus discographique – à Norma, déclare qu’elle veut interpréter cette musique différemment. On l’a compris, c’est perclus d’a priori que l’on aborde l’écoute de cet enregistrement et c’est conscient de ses propres préjugés que l’on s’emploie à l’écouter.
Virginia de Mercadante, le premier titre du récital, peut encore abuser celui qui veut ne pas se poser en adversaire. La virtuosité débridée de l’héroïne éponyme trouve en Simone Kermes une interprète à la hauteur de l’ébriété vocale induite par Christoph M. Mueller, à la tête d’un Concerto Köln imbriaque. D’autant que les éléments de comparaison, s’ils ne sont pas raison, ne sont pas davantage foison. Susan Patterson dans la version intégrale dirigée par Maurizio Benini en 2009 pour le label Opera Rara possédait une voix plus corsée mais moins d’agilité et de liberté dans l’aigu.
La plage suivante, la fameuse prière d’Anna dans Maometto secondo, « Giusto cielo, in tal periglio » entretient l’illusion. Le rôle fut écrit pour Isabella Colbran dont la tessiture hésitait entre soprano et mezzo-soprano. C’est dire si le timbre cristallin de Simone Kermes semble peu adapté à la partition. Mais la conduite du souffle et l’absence même de chair donnent à ce largo sublime des reflets lunaires, une impression irréelle qui hypnotise l’oreille.
Puis patatras, « Casta Diva » vient rompre abruptement le charme. Dans cet air où les sopranos les plus idoines butent sur l’ombre de Callas, Simone Kermes est d’emblée disqualifiée. D’éthéré, le chant se fait maigrelet. Pureté — celle fameuse de la ligne bellinienne — ne signifie pas nudité. L’impression de naufrage est accentuée par quelques effets désastreux, dont un glissando où la voix donne l’impression de dégringoler l’escalier plutôt que d’en descendre majestueusement les marches.
A partir de là, le crédit est épuisé. Betly, Linda di Chamounix… L’esprit du Donizetti semiserio parait étranger à Simone Kermes qui, en concert pourtant, démontre un sens certain de l’humour. Ici, la Nina Hagen de l’opéra met tant d’application à faire pétiller la musique qu’elle en évente la fantaisie. L’absence de couleurs se fait cruellement sentir. L’abus de notes piquées ne peut compenser l’incapacité à triller d’une voix au vibrato trop serré. « O luce di quest’anima » l’expose, plus arachnéenne que jamais, prise dans sa propre toile, comme en panne d’inspiration ornementale là où d’autres savent déployer des trésors d’imagination (Elena Mosuc dont le témoignage est encore visible sur You Tube ou, plus récemment, Olga Peretyatko dans une Belleza del canto autrement orthodoxe).
Le pire reste pourtant à venir : d’abord Semiramide – de nouveau un rôle pensé aux dimensions de Colbran – reine ravalée au rang de poupée mécanique, dont la légèreté révèle la vacuité et la vanité ; puis Odabella, fluette et mijaurée, privée de soutien, étrangère à cette colorature dramatique qui est la marque furieuse de la meurtrière d’Atilla, inapte à en traduire les arêtes tranchantes et l’autorité vengeresse.
Sur ces deux airs en forme de débâcle vient battre en retraite un saugrenu « Si dolce è il tormento », extrait des Scherzi musicali de Monteverdi. Les deux airs de la Reine de la nuit ne paraissent pas moins incongrus dans pareil contexte mais ils ont au moins le mérite de relever la barre. La précision du suraigu est mise en valeur par les contre notes dont sont hérissées les partitions. La sécheresse de la vocalise, le surcroit de souffle dans l’émission, tout ce qui ailleurs semblait défaut est intelligemment utilisés à des fins expressives. Et c’est dans ce répertoire hors sujet que l’art de Simone Kermes trouve la légitimité belcantiste qu’il a eu la mauvaise idée d’aller chercher ailleurs.
* Histoire du Bel Canto (Fayard)