Composer aujourd’hui des mélodies en latin, est-ce bien raisonnable ? Carl Orff avait déjà mis en musique en 1943 certains des 116 poèmes de Catulle, sous le titre de Catulli Carmina, et c’est sans doute à cause de lui que le présent cycle s’intitule Carmina Catulli, pour tâcher d’éviter les confusions. Et lorsqu’on apprend que c’est un compositeur américain qui s’y colle, on redoute de découvrir une de ces musiques douceâtres, faite pour plaire au plus grand nombre en caressant tout le monde dans le sens du poil. Erreur totale et divine surprise : il y a aussi aux Etats-Unis des gens qui prennent la musique au sérieux. Né en 1952, Michael Linton a été l’élève de Penderecki et de Lukas Foss, et ce qu’il compose possède à la fois une densité et un esprit qu’on cherche souvent en vain dans ce qui nous provient d’outre-Atlantique.
Le compositeur a choisi pour chaque poème une forme musicale spécifique, précisée avec le titre : « séguedille », « scherzo », « brindisi », « récitatif et arioso », « chaconne », mais surtout chants venus du monde des troubadours (« alba », « serena ») ou du Moyen Age occitan (« canso », « maldit-comiat »). Armé de son érudition mais jamais entravé par elle, il ne se laisse pas simplement porter par la facilité de l’inspiration mélodique. Les dix-sept mélodies évoquent Debussy, Poulenc, Britten, la deuxième Ecole de Vienne et quantité d’autres influences, grâce auxquelles Linton évite toute monotonie en variant les atmosphères. On relève ainsi, dans l’accompagnement pianistique où brille Jason Paul Peterson, les cascades ruisselantes de notes qui rappellent Ravel dans « Vivamus mea Lesbia », où l’envoûtement provoqué par la volute répétée de « Minister uetuli puer Falerni ».
Pour ce qui est du texte, on retrouve ici certains des poèmes retenus par Carl Orff : le célèbre « Odi et amo », sur lequel s’ouvrent la première et la troisième partie de Catulli Carmina, sert de conclusion à Carmina Catulli. « Vivamus mea Lesbia » occupe la deuxième position du cycle de Linton ainsi que chez Orff. Et l’on retrouve, communs aux deux œuvres, « Iucundum, mea vita », « Nulli se dicit mulier », « Amabo, mea dulcis Ipsitilla » et « Nulla potest mulier ». Et comme Carl Orff, Michael Linton entend faire de ses Carmina Catulli l’un des volets d’un triptyque, réunissant en l’occurrence un cycle 21 sonnets de Shakespeare pour soprano à capella et un ensemble de ghazals de Hafiz pour baryton, soprano et orchestre.
Dans l’encore très puritaine Amérique, le recours au latin de Catulle est aussi un moyen de faire entendre des textes qui ne manqueraient pas de choquer : dans le livret d’accompagnement, « Pedicabo ego uos et irrumabo » est rendu en français par un euphémisme pudique (« Je vous ferai tâter de ma virilité »), mais la traduction anglaise est plus directe (« I’ll fuck you up the ass and down the throat »). Cet érotisme haletant, le baryton franco-irlandais Edwin Crossley-Mercer le rend avec brio. Quelle palette ! La sensualité la plus suffocante, dans un « Nulla potest mulier » susurré tout comme « Mellitos oculos tuos », la rage, le désespoir amoureux… Toutes les ressources de cette voix sont exploitées, jusqu’au falsetto. La prononciation latine dite « restituée » n’est évidemment pas la seule recevable, surtout dans les pays anglo-saxons, mais on s’étonne quand même de quelques bizarreries. Alors que ce que l’on entend ici ressemble globalement à du latin d’église, pourquoi prononcer « dein » comme s’il s’agissait d’un adjectif possessif allemand ? On s’étonne aussi du génitif « Jovis », de Jupiter, prononcé « iyouis ». Mais ce ne sont là que broutilles, et Edwin Crossley-Mercer, qui a enregistré le cycle avant de le créer à New York, dispose là d’un superbe cheval de bataille. Puissent bien d’autres compositeurs lui offrir d’autres pièces aussi inspirées !