Ça commence plutôt mal : « La donna è mobile », incipit de l’album, est bien poussif, et pâtit d’une émission forcée, sans rien de léger ou de narquois, plombé qui plus est par un accompagnement pachydermique (on y reviendra). On est alors pris de sueurs froides : le ténor star du moment, se serait-il fourvoyé avec cet album Verdi, annoncé à grands renforts de réclame comme un des événements de la rentrée discographique, et destiné à marquer, en cette année bicentenaire, les débuts de sa collaboration avec Sony Classical ?
La plage suivante fort heureusement nous rassure. Mieux : elle nous transporte, avec un « Celeste Aïda » de toute beauté, digne des meilleurs. Le timbre mélancolique et viril de Jonas Kaufmann, reconnaissable entre tous, convient à merveille au caractère onirique de cette page, sa puissance d’airain, son sens inné de la ligne forcent l’admiration, jusque dans un diminuendo final renversant, tel qu’on n’en avait plus entendu depuis longtemps : une magistrale leçon de gestion du souffle !
Ces deux premières impressions résument finalement assez bien le jugement qu’au final on porte sur cet album. Pour dire les choses autrement : à travers ce témoignage verdien, Jonas Kaufmann referme certaines portes, de manière a priori définitive, et il en ouvre d’autres qui laissent deviner des merveilles.
On a eu l’occasion de souligner récemment, à l’occasion de la parution d’un best of par son précédent éditeur que la voix de Jonas Kaufmann évoluait dans une direction qui l’éloignait d’un certain répertoire, notamment italien. Cela se vérifie dans ce récital. Sans surprise, les rôles de la maturité (Don Carlo, Radamès, Adorno, Alvaro) lui conviennent désormais bien mieux que ceux des années de galère. Question de vocalité, de style, mais aussi de tempérament. Pour dédouaner l’immense artiste qu’est Jonas Kaufmann (et blâmer, par la même occasion, le producteur du disque), on rappellera qu’aucun ténor, pas même les plus authentiquement « verdiens » (Schipa, Pertile, Bergonzi, etc.), n’a su rendre justice à l’incroyable diversité des rôles de ténor verdien, en étant aussi incontestable en Duc qu’en Radamès, en Macduff qu’en Otello. C’est donc, d’une certaine manière, le principe même d’un tel récital qui pose question : au-delà du désir sincère de rendre hommage à l’un des plus grands compositeurs lyriques de l’histoire moderne, quelle logique artistique y-a-t-il à vouloir mêler des airs écrits sur plus de quatre décennies, faisant appel à des types de voix ayant, hormis la tessiture, bien peu de choses en commun ?
S’agissant de Jonas Kaufmann, il est désormais évident que sa voix est devenue trop grande et puissante (on n’a pas écrit « lourde » !) pour la vocalité belcantiste. Kaufmann est bel et bien devenu un ténor héroïque : ses Ducs de Mantoue et Alfredo de La Traviata appartiennent définitivement au passé. On le vérifiera ici, par exemple, dans « Di quella pira », dont les doubles croches sont systématiquement gommées. A s’aventurer dans un répertoire dont il n’a désormais plus la voix, Kaufmann en vient même parfois, de manière fugace, à se mettre en danger : on relèvera ainsi une tendance à détimbrer et à blanchir la voix dans les passages pianissimo (« Ah ! si, ben mio »). De même, certains aigus forte sont parfois pris un peu haut (comme, par exemple, dans « O inferno » au début de l’air d’Adorno). Doit-on pour autant balayer d’un revers de main les airs de Macbeth, I Masniaderi, Luisa Miller ou du Bal masqué ? Certainement pas. Le sens inné de la ligne et de la cantilène, la maîtrise souveraine du souffle (la mezza vocce de « Quando le sere nel placido » est d’anthologie), l’intelligence des mots (quelle prononciation !) y font merveille et dispensent à l’auditeur autrement plus de satisfactions que ne peuvent le faire d’autres chanteurs pourtant plus « typiquement » italiens. On saluera par ailleurs une bienvenue rigueur dans l’expression, vierge de tout affect et de toute surcharge. On a salué le prodigieux diminuendo à la fin de l’air de Radamès, celui que Verdi a écrit et que pourtant si peu savent tenir. De même, dans « Di tu si fedele », Kaufmann suit scrupuleusement le quasi double saut d’octave descendant sur « irati » et « forze » : même Bergonzi l’escamotait !
Si on a pu émettre quelques réserves sur certains airs qui composent ce récital, c’est par respect pour cette probité artistique que Jonas Kaufmann sait, par ailleurs, si bien défendre. C’est surtout pour mieux souligner la prestation irrésistible qu’il livre dans les airs de lirico spinto, dont l’écriture est idéalement appariée à sa voix (ses prises de rôle annoncées en Manrico et Alvaro ne manqueront pas de le confirmer). Sa prestation en Don Carlo a été largement saluée lors de la récente retransmission salzbourgeoise : on en trouve ici la confirmation, dans la scène du II avec Posa. De même, on n’aura que louanges pour ses incarnations de Gabriele Adorno, emporté, irrésistible dans le récitatif, superbe dans l’air, et d’Alvaro, écrasé par le poids de sa souffrance, suprêmement émouvant.
Puis arrivent les deux airs d’Otello, que l’on reçoit comme des coups de poing dans le plexus. Jonas Kaufmann en livre une interprétation stupéfiante, renversante, d’un impact quasi physique, qui laisse chancelant. On n’hésite pas à l’écrire : Kaufmann se situe ici au niveau des plus grands, dans ce « rôle des rôles » du répertoire de ténor italien. On est transporté par cette alliance unique et si subtile de puissance et de fragilité, servie par un timbre de bronze, et comme décuplée par une absolue probité stylistique (aucun sanglot, aucun dérapage expressionniste: rien que les notes écrites par Verdi!). On pense immédiatement à Jon Vickers, évidemment, mais avec une couleur plus sombre, mais aussi à… Lauritz Melchior. C’est dire à quels sommets on situe ces 11 minutes qui, à elles seules, rendent obligatoire l’acquisition de cet album. En attendant une prise de rôle annoncée par Kaufmann lui-même comme devant intervenir dans deux ou trois ans (voir brève du 3 septembre dernier), ces deux extraits constituent une immense et magnifique promesse dont on espère avec ferveur qu’elle sera tenue.
Il faudra pour cela que Jonas Kaufmann dispose de partenaires qui soient à sa hauteur. Ce n’est hélas pas le cas dans cet album, à l’exception notable de Franco Vassalo, plus que convenable en Posa et en Iago. Les autres comprimarii se situent plusieurs crans en dessous. Pire : l’accompagnement de l’orchestre de l’opéra de Parme est indigent, plombé par une direction tour à tour lymphatique et prosaïque, souvent désespérante (on pourrait multiplier les exemples : l’air d’Adorno, les traits de violoncelle au début de la scène de Don Carlo, presque comiques, ou alors, toujours dans la scène de Don Carlo, la fanfare supposée illustrer le passage du cortège royal, digne d’un bastringue de fête foraine). Sony Classical n’avait rien de mieux à offrir à sa nouvelle et prestigieuse recrue ? Un tel joyaux méritait assurément un plus bel écrin.