C’est en 1959 à Londres, à l’occasion d’une série de représentations de Lucia di Lammermoor, que Joan Sutherland passa instantanément au statut de star mondiale. En 1965, JC. WIlliamson’s Ltd, compagnie privée fondée vers 1879 par un acteur américain qui lui donna son nom, parvint à convaincre le soprano australien de participer à une tournée en Australie pour présenter plusieurs ouvrages mettant en valeur les diverses facettes de son talent (au XIXe siècle, la compagnie avait de la même manière organisé les tournées de Sarah Bernhardt et de Dame Nellie Melba !). Cette saison comportait sept ouvrages, choisis par Richard Bonynge, dont cinq dans lesquels apparaissait son épouse. Lucia di Lammermoor bien sûr, auquel elle devait sa célébrité ; La Sonnambula, rôle que lui préférait Bonynge ; La Traviata, préférence cette fois de Dame Joan ; Faust, en hommage à Nellie Melba, autre gloire australienne ; Semiramide, un opéra qu’elle était la seule à l’époque à pouvoir chanter. Deux derniers ouvrages n’affichaient pas Sutherland : L’Elisir d’amore et Eugène Onéguine (ce dernier étant interprété en anglais). Les représentations débutèrent à Melbourne, pour continuer à Adelaïde, Sydney et se terminer à Brisbane. Heureusement pour la postérité, des enregistrements de ces soirées ont été préservés : certains sont de bonne qualité (quand le micro était installé dans le proscenium par le management), mais d’autres sont beaucoup plus difficiles à apprécier (quand le micro était caché dans le sac d’un spectateur : rappelons qu’en 1965 ce type d’équipement n’était ni de grande qualité ni surtout miniaturisé !).
Les extraits de Lucia di Lammermoor nous permettent d’entendre Joan Sutherland au sommet de ses moyens. Compte tenu des conditions d’enregistrement, la différence de projection avec celle de ses confrères est absolument incroyable et nous croyons sans peine les témoins qui la classaient juste après Birgit Nilsson ou Renata Tebaldi en termes de puissance vocale. Sous la baguette de Richard Bonynge, la partition retrouve une urgence qu’elle n’a pas nécessairement dans les enregistrements studio davantage policés. Son Edgardo est ici incarné par le ténor John Alexander, un artiste au répertoire extrêmement vaste : l’interprétation n’est pas purement belcantiste, mais électrisante. La seconde distribution a droit à quelques extraits : loin de l’aisance surhumaine de sa collègue dans le suraigu, Elizabeth Hardwood séduit par l’intelligence de son chant et l’émotion qui s’en dégage. Alberto Remedios apporte quant à lui davantage d’italianité au rôle d’Edgardo. Les mêmes remarques s’appliquent aux extraits de Faust où nous retrouvons Sutherland en Marguerite survitaminée et l’élégance d’Alexander. Au passage, on découvre également l’excellent Valentin de Cornelis Opthof, voix de bronze. Richard Cross en Mephisto et Margreta Elkins en Siebel sont à peine en retrait : décidément, l’Australie ne manquait pas de grandes voix ! L’ensemble est porté par la direction électrisante de William Weibel qui restaure une coupure de plus d’une minute habituellement pratiquée dans le finale. Les extraits de La Sonnambula s’adressent à un public « averti » : c’est à peine si l’on reconnaît le timbre pourtant si caractéristique du jeune… Luciano Pavarotti (comme on le voit, Richard Bonynge s’avait s’entourer). Celui-ci est bien mieux mis en valeur dans les extraits de La Traviata, donnant de la valeur à chaque mot par les modulations de son timbre. Dame Joan est bien sûr incroyable dans le premier acte (avec un air final donné dans la version traditionnelle, avec un spectaculaire mi bémol final) et très convaincante par la suite, dès lors qu’on accepte sa conception du personnage de pauvre jeune fille victime des événements et d’avance perdante. Les extraits de L’Elisir d’amore avec Harwood et Pavarotti sont moyennement intéressants, avec un Spiro Malas exagérément bouffe en Dulcamara. Les extraits de Semiramide sont assez étonnants : Sutherland y est au sommet, véritablement unique même encore aujourd’hui, car les conditions de captation mettent particulièrement en relief les qualités exceptionnelles de cette voix. Authentique contralto, Monica Sinclair a quelques problèmes dans les vocalises les plus rapides, mais son interprétation est galvanisée par la scène. C’est aussi le cas de celle du ténor Joseph Ward, largement sous-dimensionné pour le rôle d’Idreno si on le compare aux références que sont Rockwell Blake et Chris Merritt, mais qui finit par gagner notre sympathie par son enthousiasme et son engagement : en 1965, il n’y avait vraisemblablement aucun autre ténor capable de mieux rendre justice à ce répertoire et la salle, sans doute subjuguée, lui réserve une ovation méritée. Le coffret se termine par les quelques extraits d’Eugène Onéguine d’un intérêt purement historique.
En conclusion, nous tenons là un album qui intéressera tous les fans de Joan Sutherland, mais aussi ceux qui s’intéressent aux voix oubliées, à conditions de ne pas rechercher la pureté des enregistrements studio. Comme les précédentes réalisations de Désirée Records, ce coffret de quatre CD est aussi un bel objet, avec un livret de quarante pages, des biographies et de rares photos.