Dans une interview réalisée il y a quelques mois, Marie-Nicole Lemieux évoquait sa compatriote Karina Gauvin, victime plus qu’elle encore de stéréotypes physiques qui font préférer des chanteuses à la voix insuffisante mais à la taille de guêpe. Heureusement, la soprano québécoise semble enfin sortir du placard doré des versions de concert où l’on voulut longtemps la confiner. Après son Armide de Gluck à Amsterdam, elle sera cet été Alcina dans Rinaldo de Haendel à Glyndebourne (où elle revêtira la tenue de « maîtresse » d’école/sadomaso prévue par Robert Carsen), et cet automne Vitellia de La Clémence de Titus au Théâtre des Champs-Elysées, deux productions bel et bien scéniques. Il est donc bon de montrer de Karina Gauvin est capable de chanter autre chose que de la musique baroque, et que Mozart peut être son domaine d’élection (comme l’affirmait, là encore, Marie-Nicole Lemieux).
Oui, mais quel Mozart ? Pour une voix rompue aux Haendel, Porpora et consorts, l’opera seria s’impose, et de fait, il est présent ici, à travers La Clémence de Titus. « Non più di fiori », qui aurait gagné à être précédé de son récitatif, est pris à un tempo très retenu, presque trop, au point de le rendre placide, pense-t-on d’abord. Dans cet air où l’on a pris l’habitude d’un histrionisme débridé, Karina Gauvin rend à Vitellia toute sa noblesse, avec une tenue du souffle admirable. On regrettera quand même qu’il n’y ait sur ce disque aucun véritable air de fureur (on imagine qu’elle aurait pu être une magnifique Elettra d’Idomeneo), mais l’on s’en consolera en goûtant la dignité avec laquelle s’exprime la souffrance de ces héroïnes, l’élégance prêtée à leur ligne de chant. Karina Gauvin a aussi des choses à nous dire dans les airs de concert les plus virtuoses, où l’on entend toutes sortes de voix, y compris des chanteuses très légères qui s’y attaquent parce qu’elles savent vocaliser. « Ch’io mi scordi di te » était ainsi au répertoire de Rita Streich, mais ce qu’en fait Karina Gauvin n’a évidemment aucun rapport (et l’on savourera son dialogue avec le piano de Benedetto Lupo).
Or, aux côtés de ces héroïnes mythiques, on rencontre aussi des êtres plus explicitement humains, comme si Karina Gauvin avait tenu à montrer qu’elle sait quitter le drapé antique pour descendre sur terre. Elle est ainsi une Pamina laiteuse aux aigus opalescents, une Fiordiligi aux graves aussi généreux que les aigus (on l’attend maintenant dans « Per pietà »). Mais quel pari d’être successivement Fiordiligi et Despina ! Et sa Suzanne, n’est-elle pas un peu trop grande dame ? Pourtant, quelle volupté dans « Deh vieni ». Ne manque ici que le soupçon de vie qu’ajouterait la scène, car Karina Gauvin est de ces chanteuses que l’échange avec le public galvanise. Alors, cette Suzanne initiale, cette Despina finale, au chant délicieusement orné ? C’est le sourire irrésistible d’une grande interprète qui ponctue d’un joyeux éclat de rire son « In uomini ! » et que l’on a hâte de retrouver là où elle s’épanouit vraiment : face à son public, en robe du soir ou en tenue de scène.
Dommage qu’il n’y ait finalement que huit airs sur ce disque, dont un qui dure à peine plus de deux minutes et demie : si l’on peut comprendre au concert que l’orchestre interprète des ouvertures pour laisser un peu de répit à la chanteuse, leur présence sur un disque se justifie moins, sauf à vouloir accorder leur quart d’heure de gloire aux instrumentistes. Bernard Labadie fait fort bien son travail à la tête des Violons du Roy, qu’il aurait pu brusquer un peu plus, mais l’ouverture de Lucio Silla ne compte sans doute pas parmi les pages les plus inspirées de Mozart.