Vendeuse chez Tiffany, Frederica von Stade (que l’on surnommait déjà Flicka) paria 50 dollars avec une amie qu’elle passerait une audition au Met. Quelques mois plus de tard, elle chantait sur scène le Troisième Garçon dans Die Zauberflöte. Ainsi débuta en 1970 une carrière qui d’emblée se place sous le signe de l’exception. Peu de mezzo-soprano possèdent comme elle un répertoire à cheval sur tous les styles. Français, allemand et italien ; baroque, romantique et contemporain ; opéra et mélodie, Federica von Stade a exploré toutes les contrées ou presque de l’art lyrique. Pour autant, elle n’a pas tout chanté. Exceptionnelle oui, universelle non. Un timbre de mezzo-soprano : rond, flûté plus qu’étoffé, dépourvu de cette ampleur que réclament les monstres verdiens ou wagnériens. Cherubino, dont elle reste une des plus grandes interprètes, oui ; Amneris, non. A la recherche d’un terme, et d‘un seul, pour qualifier l’art de Federica von Stade, on choisirait le mot grâce : un chant délicat, fragile, ambigu car féminin mais souvent masculin, dont la caractéristique première est une aura de vénusté, une joliesse innée, un charme naturel qui n’est pas que charmant. Grâce oui ; gracieux non.
Cette grâce enlumine le présent coffret. Quatre disques, enregistrés au milieu des années 70, au printemps de cette voix, donnent un aperçu de l’art de Federica von Stade. Aperçu seulement. On ne trouve là aucun des grands rôles que la chanteuse a marqué de son empreinte. Cherubino certes mais dans un arrangement pour violon et piano. Manquent à l’appel ses petits-fils – Chérubin (Massenet), Oktavian –, les héroïnes françaises – Mélisande, Charlotte, Cendrillon, Mignon La Perichole, La grande Duchesse –, les rôles écrits à son intention – Mrs. Patrick De Rocher dans Dead Man walking, Tina dans The Aspern Papers, Madame de Merteuil dans Dangerous Liaisons – et beaucoup d’autres encore. De Rossini, le choix s’est porté sur Tancredi et Semiramide, deux caractères et deux vocalités dissemblables que von Stade réussit à dominer sans véritablement nous convaincre du bien-fondé de son interprétation. Le tempérament de Desdemona qu’elle enregistra aux côtés de Jose Carreras à la même époque (Otello) convient mieux à ce chant de porcelaine. A l’inverse, on aime l’extrait de la trop rare Bohème de Leoncavallo auquel la mezzo-soprano apporte le raffinement qu’exige une musique souvent graffitée d’excès véristes. Les scènes baroques la présentent sous un jour tout aussi palpitant, même si les sonorités du National Arts Centre Orchestra ne correspondent plus à ce que l’on attend aujourd’hui dans ce répertoire. A chaque fois, au-delà de l’aplomb technique, la justesse d’expression touche au cœur, jusque dans les conventions du da capo qu’elle réussit à transcender (« Ombra fedel anch’io »). La grâce, encore.
Côté mélodie, les trois quarts du programme en fait, on écarte l’intégralité des Mahler comme tout à l’heure on mettait de côté les deux Rossini. La proposition, aussi originale soit-elle, frise le hors sujet. Ces Lieder ont été écrit, nous semble-t-il, pour des voix d’une autre trempe, plus fruste à la limite mais aussi plus nerveuse pour ne pas dire bilieuse. Verrait-on, en peinture, Raphaël prendre la palette de Caravage ? L’écriture sollicite les ressources d’un grave certes présent mais que la chanteuse va chercher trop loin pour qu’il sonne naturel. La direction d’Andrew Davis n’a d’autres alternatives qu’épouser cette interprétation gracile. Résultat : ce n’est pas un héros aux épaules larges qui erre ici sans but, désespéré, mais Cherubin, encore et toujours, dépassé par les événements. On préfère de loin le récital de songs où, en français comme en anglais, la mezzo-soprano sait trouver le ton qui fait de chacune de ces mélodies un concentré de poésie. Des chansons de Bilitis exhalées dans un frisson ou des chants de France de Canteloube, à la douceur toute proustienne, on ne sait que placer en premier. Martin Katz, avec lequel la mezzo-soprano enregistra son Voyage à Paris chez BMG Classics, se révèle un accompagnateur idéal. Sans s’effacer ou prendre le pas sur la voix, le piano atteint ici le même niveau d’éloquence. Actions de grâce.
Par comparaison, La chanson perpétuelle de Chausson, dont on attendait beaucoup, nous laisse sur notre faim. Peut-être à cause de la diction, un peu floue. Peut-être aussi parce que, dans cette partition aux effluves mortifères, le chant de la mezzo-soprano semble paraphraser la nostalgie amère de l’écriture. Moins connu, « le bonheur est chose légère » de Saint-Saëns souffre aussi d’une prononciation en mal de clarté. Mais l’élégance et la sensibilité demeurent au rendez-vous. Dans « Ich Schleiche bang und still », extrait de Die Verschworenen de Schubert, le dialogue qu’engage la voix avec la clarinette est poignant. Retour en grâce.
Les duos avec Judith Blengen, soprano américaine dont on se souvient peut-être qu’elle fut au disque Musette dans La Bohème dirigée par Solti, exposent une autre caractéristique de l’art de Federica von Stade, la souplesse, une capacité à fondre son chant dans celui de sa partenaire tout en préservant ses qualités. S’oublier pour mieux fusionner. Les deux Schumann (« Bostchaft » et « Das Glück ») sont un enchantement. On y entend déjà le maillage des tessitures de soprano et mezzo dont Richard Strauss fera son miel. Les Brahms sont portés par le même souci d’entente, par la même harmonie de timbres et d’expression. La grâce toujours.