Avec le succès éclatant de ses Tragédiennes, nous avions presque perdu l’habitude de voir Véronique Gens en mélodiste. Et pourtant : les Chants d’Auvergne de Canteloube, la Shéhérazade de Ravel ou plusieurs disques consacrés à Berlioz, dont deux versions des Nuits d’été, auront pu graver quelques souvenirs dans la mémoire des mélomanes. Le présent enregistrement la leur rafraîchira encore, à travers quelques fleurons d’un répertoire de plus en plus fêté, célébré récemment par deux natures vocales aussi différentes et deux tempéraments aussi antagonistes que Soile Isokoski et Natalie Dessay.
Reynaldo Hahn, Henri Duparc et Ernest Chausson ne résument certes pas à eux seuls toute la mélodie française. Mais leur œuvre, variée, en résume une quintessence que la composition du présent récital cherche à saisir par l’alternance et la rupture. Les compositeurs, ici, ne suivent pas, mais se passent le relai alternativement, au gré d’affinités électives guidées par l’amour du mot : rondels gracieux signés Charles d’Orléans et Léopold Dauphin pour Hahn, exaltation panthéiste de Lahor, Leconte de Lisle ou Goethe (traduit par Wilder) pour Duparc, Etudes latines pour ouvrir et clore le programme… Les brèves Sept mélodies de Chausson, présentant elles-mêmes une authentique unicité poétique, sont le seul cycle ininterrompu d’un programme préférant le morceau choisi à l’exhaustivité.
Véronique Gens, dans ces pièces bien souvent à fleur de peau, à la sensualité requise. Ne forçant pas l’articulation de son français toujours audible, elle laisse sa voix, « blanche comme un marbre avec ses roses joues » (l’on comprend ici pourquoi « Néère » donne son titre à l’album) épouser les contours mélodiques sinueux et les rythmes souvent complexes de « Chloris », de « Phidylé » ou de « L’Invitation au voyage ». Les teintes pastel du timbre, à peine ombrées dans l’aigu, conviennent à un choix de mélodies où la mélancolie est une compagne de route omniprésente. Même les « Trois jours de vendange », écrits par Reynaldo Hahn sur un poème d’Alphonse Daudet, voient progressivement leur robustesse s’étioler et leur fraîcheur se fâner. Alors, la voix de Véronique Gens ose des allègements, se soustrait au vibrato, s’autorise même à détimbrer . Sur un texte de Gauthier, « La dernière feuille » de Chausson contient tout l’art d’un chant qui se veut dire.
Le piano de Susan Manoff est le partenaire indispensable de cet art épuré. Bizarrement, par sa robustesse, il appuie le chant sans le contraindre. Carré et volontiers rythmique sans jamais être lourd, il est la colonne vertébrale de ce disque tout en contours et en détours. Et sa solidité supporte toutes les licences poétiques…