Lorsqu’on écoute Le Barbier de Séville de Paisiello ou le Guillaume Tell de Grétry, mieux vaut oublier que les mêmes sujets furent traités par Rossini. Lorsqu’on aborde La Clemenza di Tito de Gluck, il est encore plus impératif d’oublier Mozart, qui travailla sur le même livret de Métastase. Et comme il s’agit là d’un opera seria d’avant la réforme menée par Gluck lui-même, il faut en accepter les règles quasi inflexibles : de très longs récitatifs, aucun duo, et des airs qui ne reflètent pas toujours adéquatement la situation psychologique des personnages. Certaines arias sont vraiment inspirées, mais là encore, tâchons d’oublier que « Parto, parto, ma tu ben mio », « Se all’impero » ou « Altro che lagrime » ont aussi été mis en musique par Mozart.
Du reste, la Clemenza de Gluck n’a rien d’une inconnue en France. Dès 1987, Jean-Claude Malgoire la programmait à l’Atelier lyrique de Tourcoing, et le spectacle fit même l’objet d’une captation jadis télévisée : dans le décor unique d’une somptueuse bibliothèque, on pouvait notamment y voir John Elwes en Tito et Dominique Visse en Annio. Audrey Michael, qui chantait alors Sesto, reprit le rôle à Lausanne en 1991, toujours avec Malgoire, puis à Paris en 1996 : au Théâtre des Champs-Elysées, dans une production « moderne » due au tandem Caurier-Leiser, Louis Langrée dirigeait Howard Crook en empereur clément, Sandrine Piau en Servilia et Laura Polverelli en Annio. Pourtant, malgré cette présence scénique bien réelle, on ne connaît guère qu’un seul air de cette partition, le fameux « Se mai senti spirar », futur « O malheureuse Iphigénie », qu’ont eu à cœur d’enregistrer toutes celles qui se sont engagées dans la brèche ouverte par Cecilia Bartoli avec son album Gluck. A noter que Bartoli avait enregistré 3 airs de la Clémence gluckiste : l’air de Sesto, mais aussi deux airs que Vitellia chante au 2e acte, signe d’une reconversion imminente en soprano.
La curiosité ayant ainsi été éveillée, et diverses autres intégrales du Gluck italien ayant précédé, il était légitime de s’attaquer à cette Clemenza en studio. Un orchestre pour cette musique, ça se trouve ; un chef, ça se trouve aussi. La preuve, Werner Ehrhardt à la tête de L’Arte del Mondo rend tout à fait justice à la partition. Là où les choses se corsent, c’est lorsqu’il s’agit de réunir une équipe de chanteurs à la hauteur des exigences inhumaines d’un opera seria pur et dur. Il faudrait six Bartoli pour tenir les différents rôles, il n’y en a hélas ici aucune. De bons chanteurs, oui, les moutons à cinq pattes qu’il faudrait dans l’idéal, non.
Commençons par le pire : Flavio Ferri-Benedetti dans le rôle de Publio, véritable caricature de contre-ténor, avec sons fixes, aigus criés, notes exagérément tenues ou accentuées sans lien avec une quelconque nécessité dramaturgique. Tout le contraire de l’Annio frémissant de Valer Sabadus, qui livre une prestation exemplaire, montrant avec brio ce qu’il est désormais permis d’attendre de ces voix qui se substituent aujourd’hui aux castrats. C’est l’un des plus célèbres d’entre eux, Caffarelli, qui créa le Sesto de Gluck : conformément à une habitude en vigueur pour Mozart – mais à laquelle l’opéra de Nancy vient de faire une fort heureuse entorse grâce à Franco Fagioli (voir compte rendu) – on a fait appel à une voix féminine pour tenir le rôle. La soprano Rafaella Milanesi est abonnée aux rôles mozartiens (en France, elle fut en 2012 la comtesse des Noces à Rennes et sera en septembre prochain Pamina à Vichy aux côtés de Nicolas Courjal en Sarastro). Les riches couleurs de sa voix lui permettent d’assumer un rôle où l’on attend d’ordinaire une mezzo, mais dont la très large tessiture appelle un(e) artiste hors du commun. En Tito, Rainer Trost peut se prévaloir d’une solide carrière de ténor mozartien, qui paraît bien sombre parmi toutes ces voix aiguës, mais il est parfois à la peine lorsque la virtuosité se fait plus acrobatique. Sur les deux personnages féminins, Servilia trouve en Arantza Ezenarro une interprète au timbre plus corsé que ses homologues mozartiennes, et c’est heureux car ses airs sont aussi plus difficiles (notamment un « Altro che lagrime » très sinueux, tout en spirales vertigineuses). Vitellia est peut-être le rôle dominant de la Clemenza gluckiste : elle dispose d’un grand nombre d’airs, dont ceux qui concluent chaque acte (après sa dernière intervention, il n’y a plus qu’une scène en récitatif et le chœur final de l’œuvre). « Getta il nocchier », équivalent de « Non Più di fiori » chez Mozart, offre la palpitation frénétique à l’orchestre que Gluck allait réutiliser note pour note dans Armide pour l’invocation des divinités infernales. Laura Aikin a toute l’aisance nécessaire dans l’aigu, ses graves sont tout à fait sonores, mais on aurait aimé peut-être une voix plus ample. Mais où était donc Karina Gauvin ?