Avant Debussy, avant Fauré, Verlaine fut mis en musique par un compositeur de leur génération : Charles Bordes (1863-1909). Vraisemblablement par l’intermédiaire de Chabrier, le jeune homme, élève de César Franck, découvrit le poète et conçut sa première mélodie sur un de ses textes dès 1883. Pendant le quart de siècle que dura sa courte carrière, Bordes fut inspiré par une quinzaine de poèmes de Verlaine, les mêmes sur lesquelles ses plus illustres contemporains déposaient leur musique. Si admirables que soient nombre d’entre elles, mieux vaut peut-être ne pas comparer Charles à Claude-Achille ou Gabriel. Il faut malgré tout reconnaître que tout le cycle Paysages tristes est particulièrement inspiré : par son dépouillement, « Soleils couchants » préfigure Satie, voire Poulenc, tandis que dans « Epithalame », les enchaînements harmoniques rappellent beaucoup Chabrier. Défenseur passionné des obscurs, des petits, des sans grades, le label Timpani a rassemblé toutes ces mélodies verlainiennes, et pour obtenir un disque de durée acceptable, il a été décidé de compléter ce programme par quelques pièces pour piano. Et pour défendre ces musiques rares, Timpani a voulu mettre toutes les chances de son côté.
Ces mélodies ne dégageant pas une franche gaieté – en toute fin de parcours, « Dansons la gigue » vient introduire l’unique note allègre parmi ces textes sur lesquels plane l’ombre noire de la mélancolie –, les pièces pour piano soigneusement glissées parmi elles viennent parfois apporter un rayon de soleil. Fasciné par la culture basque (il travailla jusqu’à la fin de sa vie à un opéra basque qu’il laissa inachevé, Les Trois Vagues), Bordes le Tourangeau composa plusieurs pièces sur le rythme caractéristique du zortzico, danse à cinq temps. La mesure à 5/8 est celle qu’on trouve évidemment dans le Caprice à cinq temps, mais aussi dans certaines des Fantaisies rythmiques. Timpani a eu la main particulièrement heureuse en recrutant pour interpréter la musique pour piano de Bordes un François-René Duchâble qui n’en est plus tout à fait à ses débuts dans le rôle d’accompagnateur de chanteurs, mais c’est un exercice auquel il n’a que rarement sacrifié.
Et pour éviter la monotonie, Timpani a eu recours à deux voix plutôt qu’une seule. Partenaires dans Le Roi malgré lui à l’Opéra-Comique, déjà réunis par la firme pour Sophie Arnould de Pierné et Le Cœur du moulin de Séverac, Sophie Marin-Degor et Jean-Sébastien Bou n’en sont pas non plus à leurs premiers pas dans la musique française de la fin du XIXe siècle. Pourtant, la familiarité avec le répertoire scénique ne garantit pas la totale adéquation avec le genre de la mélodie. Il est louable de vouloir éviter les R roulés et de les prononcer comme on les parle, mais encore faut-il les faire entendre malgré tout. Là où les deux solistes sont à leur aise, c’est lorsqu’il faut donner de la voix : les mélodies de Bordes ne sont pas des fadeurs salonnardes à susurrer d’une voix de dilettante, mais des œuvres souvent conçues pour être accompagnées par un grand orchestre. Avec ce style plus opératique, c’est un peu ici l’option inverse de ce que proposait Jean-Paul Fouchécourt pour les quelques mélodies de Bordes figurant dans le disque « Verlaine et ses musiciens » (INA-Mémoire Vive). Le compositeur ne leur a pas toujours facilité la tâche, avec des mélodies au rythme parfois impassible, sans éclats. Entreprise à suivre, en tout cas, puisque Timpani annonce pour 2013 un second volume consacré à cette figure méconnue.