Et revoilà Andrea Bocelli ! Le célèbre ténor malvoyant continue son parcours opératique. Après nous avoir séduit dans Manon Lescaut, il s’attaque à l’opus ultime du maître italien, l’Himalaya des ténors : Turandot. Ce n’est pas seulement à cause du « Nessun dorma » que l’oeuvre est redoutée par les chanteurs ; le rôle de Calaf requiert héroïsme et endurance, tout en regorgeant de moments belcantistes où l’interprète doit peaufiner la ligne. Un défi presque impossible à relever, et seul Luciano Pavarotti, dans les interprètes modernes, y est réellement parvenu.
Où se situe exactement le séduisant crooner face à ces exigences terribles ? D’abord, il faut tirer son chapeau pour la sincérité avec laquelle il investit le personnage. L’émotion est là, palpable, vivante, touchante. Le personnage existe, ses peurs et ses élans se communiquent à l’auditeur, alors que tant de chanteurs se contentent de lancer des aigus en pleine figure sans faire vivre ce prince, qui reste bien souvent une silhouette. Sur un plan plus purement technique, le bilan est plus mitigé : certes, toutes les notes sont là, mais certaines sont obtenues « à l’arraché » et, poussée dans ses derniers retranchements, la voix se met à vibrer dangereusement. Cela aurait pu passer, avec l’idée d’un Calaf plus fragile, revisité, si on n’avait eu l’étrange idée de le marier à une Princesse Turandot qui, elle, correspond exactement à ce que la tradition en a fait : toutes voiles dehors, Jennifer Wilson avance comme un navire de guerre. La voix est immense, comme on n’en a plus entendu depuis Eva Marton, et le souffle paraît infini. Une sorte de montagne lyrique se dresse devant nous, intimidante mais incroyablement sûre d’elle-même, qui parvient à faire de son large vibrato un atout, puisqu’elle colorie grâce à lui des notes qui auraient autrement semblé hurlées. Tout cela a grande allure, mais donne lieu à des déséquilibres dans les duos avec Bocelli. Lors de l’affrontement du II ou dans le duo final, on n’aimerait guère être à la place du ténor, même si les micros viennent souvent à son secours.
Zubin Mehta a lui aussi une conception traditionnelle de l’oeuvre : un déluge de décibels, une super-production hollywoodienne. On sait depuis Karajan que Turandot peut être bien autre chose, mais le chef indien ne s’embarrasse pas de nuances. L’orchestre gronde, tonne, éclate en gerbes de cuivres et salves de percussions, avant qu’un tapis de cordes ne rétablisse le calme pour un bref instant. Sans égaler tout-à-fait l’impact de son enregistrement légendaire des années 70 (Decca), Mehta livre une lecture enthousiasmante, qui servira de carte de visite pour le très prometteur orchestre de la communauté de Valence. La prise de son « flashy » fait partie du plaisir.
En Liu, Jessica Nuccio remplit son rôle : faire pleurer, mais en mettant une touche personnelle faite d’agilité et de soin apporté à la couleur. Timur est plus classique, avec un Alexander Tsymbalyuk sonore et noble. Le trio Ping-Pang-Pong est équilibré, bref, on aurait un excellent Turandot s’il n’y avait ce couple mal apparié signalé au début. En dehors des fans de Bocelli, les lyricophiles retourneront vers le premier enregistrement de Zubin Mehta, ainsi que la version Maazel (Sony/CBS).