Donner une suite à Elektra, il fallait oser. Mais plus d’un siècle après la création du chef-d’œuvre de Richard Strauss, pourquoi ne pas tenter l’expérience. C’est ce qu’a dû penser Manfred Trojahn, compositeur allemand né en 1949, qui n’en est plus à ses premiers pas dans le domaine lyrique, même si ses partitions n’ont apparemment pas encore franchi le Rhin : cet oubli sera réparé l’été prochain, puisque deux de ses œuvres pour voix et orchestre, sur des textes de René Char, seront données en création mondiale dans le cadre du festival d’Aix-en-Provence. Orest est son sixième opéra, et il n’a pas peur de s’attaquer aux grands mythes et aux grands textes, puisque son coup d’essai, en 1991, fut un Enrico d’après le Henry IV de Pirandello, suivi en 1998 d’un Was Ihr Wollt d’après Comme il vous plaira de Shakespeare ou en 2008 par La Grande Magia d’après la pièce d’Eduardo de Filippo. Dans son admirable disque consacré aux mélodies sur des poèmes de Goethe, Marlis Petersen avait inclus la mise en musique par Trojahn du monologue d’Hélène, « Bewundert viel und viel gescholten », tiré du troisième acte du Second Faust. Pour le livret de son Orest, où figure également le personnage d’Hélène, Trojahn a lui-même pris la plume pour être son propre librettiste ; curieusement, alors que l’opéra d’Amsterdam, où eut lieu la création de l’œuvre, publie un superbe livre-disque incluant de nombreuses photos du spectacle (dû à Katie Mitchell, dans des décors de Vicki Mortimer, comme pour Written on Skin) et des commentaires en quatre langues, le livret n’y figure que dans sa version allemande ! Le texte est pourtant loin de jouer ici un rôle secondaire, et avec ses interventions d’une divinité au double visage, tantôt Apollon, tantôt Dionysos, qui sauve Hélène de la mort en l’entraînant dans sa danse, on y trouverait aisément des échos de l’œuvre de Hoffmansthal.
Toujours est-il que cet Orest a été salué comme « meilleur première mondiale 2012 » par le magazine Opernwelt. Et l’écoute du disque qui paraît à présent permet largement de confirmer cet enthousiasme. Voilà un opéra sur lequel il ne semble pas absurde de parier pour l’avenir, et surtout un compositeur qui ne croit pas devoir tout réinventer pour livrer des œuvres de notre temps. Les personnages de ce drame ne sont pas des ectoplasmes, mais des figures mythiques bien connues, et le déroulement de l’action est parfaitement lisible. Deux semaines après avoir tué Clytemnestre et Egisthe, Oreste est tourmenté par des visions, et Electre s’inquiète pour sa santé mentale. Hélène et Ménélas arrivent avec leur fille Hermione, porteurs du verdict concernant Oreste : il sera lapidé en tant que régicide et parricide. Poussé par sa sœur, Oreste tue Hélène mais se refuse à exécuter Hermione. Tandis que Dionysos offre à Hélène l’immortalité, Oreste envisage la possibilité d’un avenir avec Hermione. Pas de surprise non plus dans la répartition des voix : Oreste est un baryton, Electre une mezzo, Ménélas un ténor léger, Hélène une soprano lyrique et Hermione une soprano colorature, Apollon/Dionysos étant un ténor héroïque. Trojahn nous offre même le plaisir d’un succulent trio de voix féminines, et une texture orchestrale raffinée et parfois d’une violence impressionnante (mais jamais en concurrence avec les voix), que restitue admirablement Marc Albrech à la tête de l’Orchestre philharmonique des Pays-Bas.
Dietrisch Henschel bénéficie d’un premier-rôle taillé sur mesure, avec plusieurs monologues introspectifs où s’exprime la personnalité torturée du héros. Sarah Castle a jusqu’ici un véritable répertoire de mezzo, mais sa performance en Electre laisse imaginer qu’elle pourrait aborder les rôles de soprano dramatique. Plus connue pour ses prestations dans la musique du XVIIIe siècle, Rosemary Joshua est une admirable Hélène, pleine de délicatesse dans ses interventions. La soprano allemande Romy Petrick voltige avec grâce au milieu des acrobaties vocales que Trojahn lui réserve sans jamais basculer dans les lignes en dents de scie chères à tant de ses confrères. Johannes Chum est un Ménélas aussi falot que le prévoit le texte. Seul Finnur Bjarnason s’avère être une épreuve pour les oreilles, comme il l’était déjà dans le Castor et Pollux capté à Amsterdam (DVD Opus Arte) : certes, le rôle d’Apollon/Dionysos est exigeant, mais ce ténor mozartien qui s’est en quelques années inventées une voix plus lourde ne convainc à aucun moment, arrachant par la force des notes ouvertes et trémulantes à un gosier qui n’en demandait pas tant. Malgré cette ombre au tableau, le résultat d’ensemble est une immense réussite qu’il convient de saluer, en espérant non seulement entendre, comme à Aix, mais aussi voir du Trojahn bientôt sur les scènes françaises.