Il faut toute la passion – l’inconscience ? – d’un « petit éditeur » pour prendre les risques auxquels les grandes maisons se refusent au nom d’une impitoyable logique commerciale. Au printemps dernier, Lux Classic a ainsi fait paraître un premier livre-CD, que d’autres suivront dans le cadre d’un programme ambitieux, et dont on espère qu’ils trouveront leur public. Et comme on n’est jamais si bien servi que par soi-même, la fondatrice elle-même paie de sa personne pour ce volume inaugural. Le domaine qu’a défini Chrystelle Di Marco est le suivant : « la voix, la musique du 19ème et 20ème siècle, les pianos anciens et les projets sortant des sentiers battus ». On ne peut qu’applaudir cette entreprise courageuse.
Le résultat est un épais volume (plus de 250 pages) imprimé sur papier glacé, avec CD inclus. Pour le versant littéraire, c’est un texte rare, d’un auteur bien oublié, que Lux Classic a choisi de ressusciter. Natif de Toulon, Jean Aicard (1848-1921) se fit connaître comme poète de la Provence et membre du Parnasse contemporain. Il est aussi l’auteur du roman Maurin des Maures, adapté à la télévision dans les années 1970. Président de la Société des gens de lettres et membre de l’Académie française, il apparaît sur la toile de Fantin-Latour Coin de table (1872), de face, debout à droite, derrière Verlaine, Rimbaud et les autres. C’est en 1888 que furent publiés les poèmes réunis sous le titre Au bord du désert, où il s’éloigne du Massif des Maures pour s’intéresser aux Maures de l’autre côté de la Méditerranée. La préface du recueil, adressée à Pierre Loti, est un éloge vibrant de « l’âme arabe ».
Pour accompagner ce texte du dernier quart du XIXe siècle, il n’y avait pas à aller chercher bien loin, puisque les compositeurs succombèrent alors plus que jamais aux sirènes de l’orientalisme, et leurs mélodies sont l’équivalent musical des chefs-d’œuvre picturaux de Gérôme ou de Benjamin-Constant. Le disque accompagnant le livre inclut évidemment quelques tubes du genre : « Medjé », « Les adieux de l’hôtesse arabe » ou « Les roses d’Ispahan ». Mais presque tout le reste relève de la découverte absolue, et inclut quelques petites merveilles sortant des sentiers battus. Chronologiquement, le parcours va de 1867 (Bizet) à 1912 (très pittoresques compositions de Fourdrain et de Rhené-Baton). Les auteurs des textes vont du plus connu (Hugo, Baudelaire, Théophile Gautier) au plus obscur ; il y a même un poème de Jean Aicard, « Kheira », sous-titré « rêverie orientale », extraite du recueil Un peu de musique du mystérieux « M.E. Gignoux », dont on ignore à peu près tout. On trouvera plus facilement des informations sur ces illustres inconnus que sont Herman Bemberg ou Léon Boëlmann.
Parmi les mélodies les plus savoureuses, on distinguera « La caravane » de Chausson ou « La solitaire » de Saint-Saëns, pour leurs admirables couleurs exotiques. Plus inattendu, Charles Lecocq livre une envoûtante « Chanson arabe », à cent lieues de La Fille de madame Angot et le Catalan Felipe Pedrell fait un sort au « Ghazel » de Théophile Gautier. Quelques textes illustres trouvent de nouveaux habits sonores, comme « La captive » par Charles-Marie Widor ou « L’invitation au voyage », unique composition du diplomate Georges Pascal D’Aix. La « Romance orientale » de Glazounov, chère aux interprètes slaves, est ici donnée dans une traduction française.
Bien que présentée comme soprano, Chrystelle Di Marco possède une voix dont les couleurs sombres évoquent plus d’une fois un timbre de mezzo. L’interprète est sensible, et sa diction d’une clarté exemplaire permet de suivre sans peine le texte des poèmes ; seuls les aigus un peu fixes de « L’invitation au voyage » auraient pu bénéficier d’une dose supplémentaire de vibrato. Bien que réalisée dans une église, la prise de son sonne parfois assez dure, mais cela ne retire rien au talent de la pianiste Marion Liotard. Juste une bizarrerie à signaler dans les « Adieux de l’hôtesse arabe » : au lieu du ré-mi-do-mi-ré indiqué sur la partition, Chrystelle Di Marco chante ré-mi-ré-mi-ré sur les paroles « de branches ou de toile ». Après un premier volume aussi séduisant, on attend les autres programmes annoncés, notamment des airs d’opéra par la mezzo Anna Cley accompagnant le texte Art and Aesthetics du philosophe Benedict Beckeld.