On le sait, la Russie fut longtemps très francophile, comme nous le rappelle La Dame de Pique où l’on chante Grétry en français dans le texte. Mais si les compositeurs russes eurent longtemps les yeux tournés vers notre pays, l’ère soviétique imposa une brusque russification, et les couplets de Monsieur Triquet dans Eugène Onéguine furent implacablement traduits. On comprend donc qu’il existe encore des mélodies inédites au disque, comme celles que le label Suoni e Colori a réunies pour ce deuxième récital de la mezzo Mariam Sarkissian.
De père français, César Cui se tourna tout naturellement vers des textes écrits dans sa langue paternelle, et il n’hésita pas à mettre en musique les plus grands poètes, ce qui lui vaut bien sûr de marcher sur les plates-bandes d’autres, plus célèbres et (à peine) plus francophones. Dans ses Sept romances (1886) figurent ainsi plusieurs textes de Victor Hugo, dont « Mes vers fuiraient », plus connu sous le titre « Si mes vers avaient des ailes », immortalisé deux ans plus tard par Reynaldo Hahn. Quand à ses Cinq romances de 1890, elles s’inspirent de Leconte de Lisle pour « Le Colibri », plus connu grâce à Ernest Chausson (1882), ou pour des « Roses d’Ispahan », inévitablement associées à Fauré (1884), mais ici sans orientalisme aucun. Il s’agit bien d’inédits au disque, à l’exception de deux mélodies, extraites de chacun des deux cycles : « La tombe et la rose » et « Ici-Bas » avaient en effet été enregistrés par Boris Christoff dans les années 1960. L’illustre basse bulgare les avait gravées non sans une certaine lourdeur dans l’interprétation et surtout, malgré la présence de Janine Reiss comme accompagnatrice, avec un accent à couper au couteau, bien connu grâce au Faust de Cluytens.
Les Six romances de Tchaïkovski ont en revanche été enregistrées à plusieurs reprises, par les plus grandes, en Russie (Irina Arkhipova, entre autres) ou aileurs (Julia Varady). Si le compositeur du Lac des cygnes était beaucoup moins inspiré que son aîné César Cui quant aux choix des textes – quatre des six poèmes sont dus à Paul Collin, l’un de ces écrivaillons chers à Massenet – Tchaïkovski compose largement la faiblesse littéraire par la qualité de son inspiration mélodique. Grâce à de nombreuses années de résidence en France, Mariam Sarkissian est à même d’interpréter toutes ces pièces dans un excellent français, terrain sur lequel même madame Fischer-Dieskau avait des progrès à faire. On salue aussi l’extrême délicatesse du chant de la mezzo, sans aucun expressionnisme « à la russe », ni effets déplacés dans ce répertoire. Pas de sanglots mais au contraire la grande pudeur qui sied à ces pièces. Le pianiste Artur Avanesov a lui aussi l’art de toucher le clavier avec légèreté, non sans mettre en valeur certaines harmonies parfois plus audacieuses. Seul vrai reproche que l’on fera à ce disque : quarante minutes, c’est bien peu, à l’heure où on peut en faire tenir deux fois plus sur un CD. Et il existe d’autres cycles en français qui auraient fort bien pu compléter ce programme de manière tout à fait cohérente, comme les Vingt poèmes de Jean Richepin de César Cui, par exemple.