La recherche musicologique n’est pas l’ennemie de la musique, bien au contraire, intellect et émotion sont loin d’être antagonistes, et l’un nourrit l’autre. Mais chacun a sa place, en revanche, et il est un temps où l’acte musical, vivant, doit advenir. C’est malheureusement ce qui fait défaut à ce nouveau Giulio Cesare dirigé par Alan Curtis, lequel poursuit avec Karina Gauvin et Marie-Nicole Lemieux ses lectures de Haendel.
L’enregistrement a de quoi séduire, pourtant, par sa distribution, dans la mesure où l’on ne peut que se réjouir de découvrir le César de Marie-Nicole Lemieux. Virile à souhait pour l’occasion – on en oublierait l’octave supérieure – la contralto a travaillé la partition afin d’en extirper une infinité de possibilités et de sens : les consonnes claquent, et si la voix s’engage dans un expressionnisme parfois outré, aucun trait de virtuosité n’est gratuit. On peut s’étonner de son « Empio, diro, tu sei » où les vocalises, à l’inverse des mitrailleuses dont on a l’habitude, s’inscrivent dans l’instrument au point de se rapprocher parfois du tremolo. Mais les autres airs de bravoure nous assurent qu’il s’agit bien d’un choix, puisque tout lui semble possible. Autre belle découverte, le Sesto d’Emöke Baráth au timbre clair et juvénile nous surprend dans un « L’angue affeso mai riposa » qui, grâce à une ligne vocale remarquable, emprunte autant au lamento qu’à l’air de vengeance. Dans le rôle de Cléopâtre, Karina Gauvin déploie les couleurs qu’on lui connaît en une gamme de nuances époustouflante. On regrettera seulement qu’elle ne s’amuse pas davantage, et on l’aurait préférée par moments un peu plus peste, un trait que le livret de la présente intégrale reconnaît pourtant à ce rôle. Seul contre-ténor de la production, Filippo Mineccia propose un Tolomeo tirant sur le buffa. Dans le grave, la voix peine parfois à passer, et malgré l’orientation choisie, les changements de registre et les prises d’air sont un peu trop audibles pour ne pas en devenir dérangeantes. Enfin, on notera Johannes Weisser en Achilla : méconnaissable si l’on a encore dans l’oreille le Don Giovanni de Jacobs, la voix, qui s’est assombrie, qui a gagné en couleurs et en autorité, est devenue splendide.
Mais plus que les voix, ce qui caractérise le nouvel enregistrement de cet opéra phare de Haendel, c’est sans doute les propositions d’Alan Curtis. Fidèle au style qu’on lui connaît, il accentue les nuances, s’attache à souligner les différentes parties de la phrase et à différencier les répétitions, en une direction somme toute très percussive et verticale. Son approche – qui discute entre autres du tempo, thème qui commence à vieillir – le mène notamment à demander une ornementation maximale dans les da capo. Le résultat fascine, et c’est un feu d’artifice où chacun s’amuse à réinventer l’air ; on peut toutefois se demander si l’exercice ne va pas trop loin lorsque Marie-Nicole Lemieux orne la fameuse première note de « Aure, deh, per pietà », tout réussi que soit l’effet. Cet air, d’ailleurs, se satisfait-il d’un son d’orchestre aussi sec ? Un tel traitement de la partition, qui pourrait se justifier ailleurs, révèle ici ses limites, et nous amène à la critique essentielle qu’il faut adresser à cette intégrale. Car, si l’on sent à chaque instant combien chaque mesure est pensée, ciselée, travaillée à mort, il manque à ce Giulio Cesare un souffle de vie, de sensualité, pour que la musique prenne. Celui qui permettrait à « Non è si vago e bello » de figurer la grâce amusée, qui ferait de « V’adoro pupille » une pure vision de beauté et de « Se in fiorito » une plénitude espiègle, de terrifier dans l’ouverture de « L’angue affeso mai riposa », de réaliser « Da tempeste » en un véritable et jouissif feu d’artifice. Celui que d’autres ont si bien trouvé, mais qu’Alan Curtis a manqué, empêchant ce magnifique travail de s’imposer comme une référence.