Quand s’ouvre le cycle, le voyage a déjà commencé. Et avec lui, le ressassement : des mots (fremd) et des sentiments. Le pas déjà s’impose, dès la première mesure. On entre en Winterreise en témoin qui n’est pas convié. Déjà, la lassitude est là – et l’épuisement viendra, puis son dernier degré, l’hallucination. Dès lors les éclats de voix seront ce regard qui se brouille, se perd.
Il n’existe pas de doctrine esthétique du Winterreise. Les mille interprétations plausibles, et aimées, en sont la preuve. Mais il existe ce fond-là, qu’on vient de dire. C’est une couleur, ou un esprit – et sans doute un poids.
Grand comme est Jonas Kaufmann, on ne saurait soutenir que cette couleur lui échappe. Non plus qu’à Helmut Deutsch (les deux artistes du reste n’ont pas tout à fait la même vision du cycle). Dès le début pourtant, quelque chose gêne, comme une fixité, une raideur, ou comme une extériorité. La couleur est là, mais semble ne point vivre, ou faiblement vibrer.
Ce qui manque, tout de suite, c’est la faiblesse. Et pendant tout le cycle, Kaufmann sera blessé, enfiévré, mélancolique, furieux : mais jamais il ne sera vaincu. Sans doute est-ce de notre part un préjugé pur que le Voyageur dût être vaincu, que son genou plie en terre. Certes, cela est écrit et dit. Mais on peut, avec un peu d’imagination, en faire un résistant, un homme debout, qui maudit le temps, la vie, les avanies, s’indigne, tient le coup. C’est ce que fait Kaufmann. Avec lui, l’hiver est sec ; le voyageur d’hiver est un avatar du voyageur de la SNCF dont le train reste durablement arrêté en pleine voie : il n’est pas content et engueule tout le monde.
Ce n’est pas que Kaufmann manque de nuances. Mais ses murmures sont des grondements. Ses mi-voix, des cris étouffés. De soupir, point. De ces moments où soudain la voix blanchit, se dérobe, point. D’affaissement, jamais. Ce Voyageur est un fier-à-bras.
Je me garde de dire : n’y allez pas, n’écoutez pas, ça ne vaut pas le détour, ce n’est pas assez profond, pas assez misérable, pas assez aqueux. Non au contraire : c’est très bien fait, l’accord entre le galbe vocal et le piano scintillant est intéressant (même si parfois le piano est bien melliflu face aux éclats du ténor), vous arriverez à bon port, heureux et les orteils secs. Mais non, et c’est là le problème, abasourdis et minés.
En scène, le chanteur vibre autrement que dans cet enregistrement. Son charisme vocal organise un raptus autrement convaincant. C’est là qu’il faut aller pour le suivre dans les méandres. Ici, nous avons des rides sur la surface légèrement givrée de ruisseaux pimpants.