« Nourrir la planète, Energie pour la Vie » : thème fédérateur qui rassemble les Nations à Rho, dans la périphérie de Milan, où se tient l’Exposition Universelle. La Scala se devait de participer à la manifestation d’une manière ou d’une autre. Si c’est Turandot dans la version terminée par Berio qui accompagnait l’inauguration le 1er mai, le théâtre avait pris soin de commander au compositeur italien Giorgio Battistelli un opéra en lien avec le thème de l’exposition. Avec le librettiste Ian Burton (connu à Paris avoir retravaillé l’œuvre de Monteverdi au Chatelet avec Pop’pea), il signe CO2, une manière de symphonie lyrique, à la fois patchwork et pièce-monde qui ne manque pas d’attraits.
L’action se situe à travers le temps et l’espace et transporte le spectateur, d’une salle de conférence où Adamson, un scientifique, fait un discours sur les dangers de l’activité humaine sur son habitat, à la stratosphère où naissent les ouragans, en passant par le jardin d’Eden où se rejoue la Chute, Kyoto à l’époque de la fameuse Conférence sur le climat, ou encore un supermarché, un aéroport où une plage de Thaïlande où une veuve vient jeter une gerbe sur la plage où les éléments ont eu raison de son mari. Fourre-tout, pourrait-on penser à la lecture de cette liste, mais du patchwork naît la force de l’œuvre. Elle aurait pu rester cantonnée à la lecture morne d’un discours scientifique bien connu sur le réchauffement climatique, élégamment mis en musique, ce que laisse craindre la première scène. L’intérêt en eût été à peine supérieur à celui d’un bon documentaire sur le sujet. En choisissant la juxtaposition, c’est bien le théâtre lyrique que compositeur et librettiste ont visé. S’articulent et se répondent dialogues, scènes de groupe et monologues. Celui, très émouvant, de Gaia décrivant les affres qui la flétrissent n’est pas d’ailleurs sans rappeler certaines scènes wagnériennes. Au sérieux de l’ensemble, à la tristesse de certaines scènes (l’incompréhension et le deuil impossible sur la plage de Thaïlande), le librettiste a ajouté des épisodes franchement burlesques, comme cette scène très Pop Art où des ménagères à caddies sont ravies d’acheter des fruits venus de l’autre bout du monde. Le cadre de scène transformé en écran à cristaux fait défiler le bilan carbone de toute l’affaire. Implacable.
La musique accompagne avec minutie ce texte disparate. Elle est parfaitement abordable et assez peu « savante », regorgeant de trouvailles, notamment aux percussions et claviers très sollicités. Elle dessine des ambiances en synchronie avec le propos du moment, comme un poème symphonique en plusieurs tableaux où les voix font partie des instruments. Un chœur hors-scène occupe d’ailleurs une place prépondérante dans bien des scènes mystiques. L’écriture vocale est séduisante. On retiendra les scènes de groupe comme exemple le plus probant, notamment à la conférence de Kyoto où des solistes s’isolent de la masse du chœur pour lire leur intervention dans la langue natale de leur personnage. Chantent ainsi en japonais, arabe, russe, ou anglais des délégués des Nations sur un thème très rythmique que vient commenter une partie du groupe, l’autre partie prenant le contre-pied. D’intervention en intervention, la tension monte jusqu’à finir en cacophonie. Le même procédé sera réutilisé au supermarché.
L’œuvre est écrite pour une myriade de petits rôles qu’après une seule écoute on serait bien en peine de détailler. Ils sont tenus par des solistes de l’Académie de Perfectionnement au Chant Lyrique de la Scala, et satisfont parfaitement au niveau actuel de chant de la maison. On notera que les origines ethniques des personnages de l’oeuvre semblent se refléter dans le choix des interprètes, souci de vraisemblance scénique qu’on ne sait s’il faut déplorer. Cinq solistes se voit confier des rôles plus individualisés. Adamson bien entendu, à qui Anthony Michaels-Moore prête un diction britannique parfaite, qui fait que l’on oublie rapidement s’il parle ou s’il chante son discours. La Gaia de Jennifer Johnston remporte les suffrages à l’applaudimètre, la mezzo-soprano usant avec délice de la rondeur de son timbre pour donner l’idée de la terre nourricière. Adam (Sean Panikkar) et Eve (Pumeza Matshikiza) jouissent d’une des plus belles scènes de l’opéra, qui cache une parenté très éloignée avec certaines de Monteverdi. Elle est irréprochable, lui concède quelques difficultés dans le haut de la tessiture. Ils sont éconduits par le truculent serpent de David DQ Lee. Enfin Orla Boylan chante avec justesse Mrs Masson venue rendre un dernier hommage à son défunt mari sur une plage paradisiaque.
Robert Carsen a imaginé un dispositif scénique simple. A l’avant-scène un pupitre avec le Macbook qui sert à l’orateur pour faire défiler les différentes parties de sa conférence. Derrière lui un cadre de scène à diodes lumineuses fait office d’écran géant sur lequel on peut voir les dossiers (Kyoto, Eden, Gaia etc.) et des croquis, photos que contient l’ordinateur et qui s’animeront à l’arrière en spectacle vivant. Des danseurs sont souvent sollicités pour venir illustrer telle ou telle partie, comme la valse virevoltante des ouragans en formation, où chaque danseur enchaîne les pirouettes à l’infini. Vidéos, danse, et théâtre dans le théâtre enfin, que le Canadien apprécie tant d’une mise en scène à l’autre. La représentation commence, lumières allumées, par le discours parlé du scientifique et se terminera sur une salle qu’on rallume dans un geste brechtien afin de mettre le public en situation distanciée pour entendre la sentence finale d’Adamson « if I am the cause, then am I not also the cure ? » C’est efficace et, il faut l’admettre, bien fait. Mais comme bien souvent chez Robert Carsen, la grammaire théâtrale et ses effets n’ont guère plus de sens que leur simple exécution. Il reste comme toujours la beauté plastique des décors, des lumières et des vidéos qui donnent à l’ensemble un aspect papier glacé chic. Cette beauté formelle n’est pas gratuite et elle servira à merveille la poésie des scènes ou leur naïveté, comme dans ce vert jardin d’Eden aux grandes feuilles de bananier ; accentuera le grandiose (les ouragans dansés) ou participera du comique involontaire des situations. C’est peut-être inoffensif mais au moins cela n’alourdit pas le propos d’une redondance démonstrative, l’œuvre pouvant rapidement sombrer dans la démonstration idéologique.