Créée en 2006, revue en 2007 et en 2012, la production de Don Giovanni réglée par Michael Haneke revient, mais est-ce encore vraiment elle ? Avec ce sens de la formule qu’a notre première scène nationale (on connaissait déjà les « nouvelles productions à l’Opéra de Paris », c’est-à-dire les spectacles achetés à l’étranger), ce Don Giovanni est présenté « selon une mise en scène de Michael Haneke », expression sur le sens de laquelle il est permis de s’interroger. Conçue pour Garnier, la production a d’abord été agrandie pour Bastille, d’où un certain nombre de modifications. On sait par ailleurs que Haneke choisit les chanteurs pour leur physique autant que pour leur voix, sinon plus ; dès lors qu’un spectacle entre au répertoire, le cinéaste autrichien n’a sans doute pas validé la nouvelle distribution. Et il est permis de supposer qu’on ne reverra plus Don Giovanni à Bastille, si l’on peut se fier aux déclarations récentes du directeur de l’institution (voir brève).
Avant la représentation, le choeur de l’Opéra de Paris a interprété le « Va pensiero » de Nabucco en hommage aux victimes des récents attentats parisiens. Les choristes ont peut-être bien fait de profiter de ce moment où les projecteurs étaient braqués sur eux puisque, dans ce Don Giovanni selon Haneke, ils restent cachés en coulisses, alla Scarpitta, remplacés par des figurants plus photogéniquement ou idéologiquement corrects. On connaît désormais le parti pris du cinéaste, qui transpose toute l’action dans un immeuble de bureaux digne de La Défense, opposant les nantis aux damnés de la terre. Zerline et Masetto font le ménage dans le bâtiment, et ce sont eux et tous leurs amis qui, à la fin, jetteront Don Giovanni par la fenêtre. Nulle intervention surnaturelle ici : Anna et Ottavio manipulent comme une marionnette le cadavre du Commandeur, eux-mêmes vêtus de la blouse des techniciens de surface, surmontée du masque de Mickey qu’arbore l’équipe pour fêter les fiançailles de Zerline. Réduit à un échange de cravates, le travestissement du maître et du valet perd tout son sens. Don Giovanni est ici plus méchant homme que grand seigneur, et cette reprise accentue encore sa goujaterie : les photos du programme montrent qu’à l’origine, il se renversait une bouteille de vin sur la tête au dernier tableau, or cette fois il préfère la verser sur la tête d’Elvire… Parsemés de silences pesants, les récitatifs sont malgré tout animés d’une réelle efficacité théâtrale, mais les airs semblent parfois avoir beaucoup moins inspiré le metteur en scène – il ne se passe à peu près rien lors du final de l’acte I, par exemple. Par ailleurs, faut-il imputer à Michael Haneke cette coupe incongrue qui supprime les quelques mesures précédant la célèbre sérénade ?
Dans la distribution réunie pour cette reprise, le point noir est incontestablement l’Ottavio de Stefan Pop, dont on constate d’abord le manque de projection. Lorsqu’arrive son premier air, on découvre un aigu nasal étranglé, chevrotant, qui fait regretter qu’on ne s’en soit pas tenu à la version de Prague, sans « Il mio tesoro ». Tatiana Lisnic est au contraire une Anna à toute épreuve, sonore et précise, capable d’exécuter toutes ses acrobaties vocales au tempo très soutenu qu’impose Alain Altinoglu, peut-être en réaction à la lenteur des récitatifs. Ce tempo généralement allant choisi pour les airs, certains interprètes semblent avoir encore du mal à l’admettre et ils cherchent parfois à le ralentir, d’où quelques décalages dans la première partie de la soirée, notamment dans l’air de Masetto, pourtant confié à solide Alexandre Duhamel. Zerline bénéficie du timbre chaud de la mezzo Serena Malfi, dont on regrettera pourtant la dureté de la vocalise dans son premier air. On connaît désormais les talents de mozartienne de Marie-Adeline Henry, saluée par des applaudissements mérités après « Mi tradì » ; dommage seulement que la diction perde de sa précision dans l’aigu. Un théâtre moins vaste lui permettrait sans doute aussi plus de nuances. Bien que basse, Adrian Sâmpetrean paraît peu sonore dans le grave, et son Leporello est vraiment trop effacé, même si cela tient en partie à la mise en scène qui le relègue dans l’ombre de Don Giovanni. Du reste, il est bien difficile d’exister à côté d’une nature théâtrale comme Erwin Schrott, acteur né, qui en fait des tonnes, qui prend d’incroyables libertés avec les notes et le rythme, qui peine à alléger sa voix pour la sérénade, mais qui fait incontestablement vivre son personnage d’odieux bellâtre bombant le torse.