En juin 2009, quand Gérard Mortier tira sa révérence en offrant la création scénique du Roi Roger en France, Renaud Machart réclamait dans Le Monde une « lecture moins absconse et obstruse » que cela proposée par Krzysztof Warlikowski. Longtemps l’apanage de ses compatriotes, l’opéra de Szymanowski avait connu en 1999 un premier enregistrement non-polonais, grâce à la version dirigée par Simon Rattle avec Thomas Hampson dans le rôle-titre. Grâce au DVD que publie Opus Arte, il existe désormais pas moins de trois captations de cette œuvre qui a mis près d’un siècle à s’imposer hors de ses frontières (sans oublier son autre opéra Hagith, composé vers 1912, également disponible sur le marché). En 2007, a été filmée à Wroclaw une intéressante production signée Mariusz Treliński, metteur en scène que le Met a récemment accueilli le diptyque Iolanta/Château de Barbe-Bleue, et en 2009, David Pountney avait mis Le Roi Roger à l’affiche du festival de Bregenz, spectacle coproduit par Barcelone et situé dans un vaste amphithéâtre blanc et anonyme, où l’action paraissait un peu noyée.
Pour n’être plus tout à fait inconnue, l’œuvre emblématique de Szymanowski n’en reste pas moins assez méconnue et il est légitime que l’on aspire à en donner une présentation clairement accessible, sans s’éloigner d’emblée de la lettre du livret. En la programmant à Covent Garden, Kasper Holten savait qu’il pouvait se permettre une transposition dans le temps (le public du Royal Opera House n’en est plus à exiger une action authentiquement située dans la Sicile médiévale), mais qu’il était nécessaire de rendre compréhensibles les enjeux de l’action, ce que certains semblent souvent perdre de vue. Autrement dit, on comprend tout, mais c’est peut-être au prix d’une vision un peu naïve des choses, là où un minimum d’inconfort n’aurait pas forcément été de refus.
Transposition, oui, mais rassurante : nous sommes à l’époque de la création de l’œuvre, chapeaux cloches pour les dames, costumes sombres pour les messieurs. Au milieu d’une sorte de théâtre austère dont le chœur occupe les loges, une énorme tête devant laquelle le roi se prosterne évoque à la fois la spiritualité (est-ce Dieu ?), l’autoritarisme (Big Brother ?) et, tout simplement, l’esprit par opposition à ce corps, dont le Berger vient chanter les plaisirs. Au deuxième acte, quand cette tête pivote, on découvre qu’elle contient le cabinet de travail de Roger ; par un symbolisme assez peu fin, le sous-sol est occupé par un groupe d’hommes nus et sales qui se frottent lascivement aux piliers de soutènement avant de monter les escaliers pour saccager la bibliothèque royale. Succombant à cette tentation, la reine Roxane se retrouve bientôt avec du cambouis sur sa robe rose, manifestation visible de la souillure morale introduite par le Berger (d’où quelques problèmes de raccords : le DVD mêlant deux prises, Roxane change de traces sales d’une seconde à l’autre…). Au dernier acte, le nouveau régime s’apparente clairement au nazisme, avec son autodafé de livres. En résumé, le décor est spectaculaire, mais ce qui s’y passe l’est beaucoup moins. A noter cependant, les bonus offrent entre autres la possibilité de visionner l’intégralité de l’opéra en écoutant – en voix off par-dessus la musique – les commentaires du metteur en scène et du chef d’orchestre.
Par chance, l’orchestre dirigé par Antonio Pappano est aussi somptueux que l’exige cette partition au post-romantisme suffocant, et les chœurs sont tout à fait la hauteur, avec une mention spéciale pour la chorale d’enfants. Avec Mariusz Kwiecień, Covent Garden a fait appel au meilleur titulaire actuel du rôle, qui l’incarnait déjà à Paris en 2009, et dont on est sûr qu’une direction d’acteur plus affutée aurait pu le conduire à transmettre bien davantage d’émotion. Le ténor albanais Saimir Pirgu ne s’aventure guère hors du répertoire italien et mozartien : à part une Iolanta en 2012 à Vienne, ce Roi Roger est l’une de ses rares incursions dans la musique de l’Est, qui aurait pourtant d’intéressants personnages à lui offrir (mais moins d’air ultra-connus et bissables, évidemment). On remarquera que son Berger chante en voix de tête la plupart des notes les plus aiguës, ce qui a au moins l’avantage d’éviter l’émission en force. Belle découverte avec la Roxane de Georgia Jarman ; cette soprano new-yorkaise, qu’on a pu entendre en Musetta à Bordeaux, est parfaitement à l’aise dans les mélismes de l’air de la reine au deuxième acte. Même s’il a renoncé aux Parsifal et autres grands rôles au profit des ténors de caractère, Kim Begley n’en est pas moins un Edrisi de luxe.
Autrement dit, une belle réussite sur le plan sonore, mais on recommandera plutôt la version de Wroclaw pour qui voudrait aller plus loin dans l’exploration scénique du Roi Roger.