S.O.S. Opéra en détresse… Alors que l’Allemagne cherche à ressusciter le chef-d’œuvre d’un de ses compositeurs jadis fêtés, un metteur en scène semble poursuivre l’objectif inverse, en chargeant la barque pour mieux faire couler ledit opéra. Avec une franchise rare, le livret d’accompagnement de cette Medea in Corinto signale que si l’orchestre fut chaleureusement applaudi lors de la création du spectacle, la mise en scène et les décors « ont été accueillis avec plus de réserves » : les décors d’Anna Viebrock sont en effet d’une rare laideur, ou plutôt d’une laideur qui n’est hélas plus si rare… On retrouve l’esprit de cet Ariane et Barbe-bleue que Gérard Mortier avait eu la riche idée de lui confier à Bastille en 2007. Quant à la mise en scène de Hans Neuenfels, elle est riche en images incongrues : le royaume de Créon devient une dictature où les puissants, protégés par une armée mélangeant tous les types d’uniformes possibles (avec le pourcentage d’estropiés sans lesquels la présence des soldats à l’opéra n’est plus possible depuis le Faust de Lavelli), s’amusent du spectacle de gladiateurs qui s’entretuent ou de vierges qu’on déflore avant de les égorger. Dans cet univers barbare, l’intrusion de Médée déguisée en sorcière africaine ne choque guère : avec sa magie misérable, la pauvre paraît même bien innocente par rapport à ses adversaires qui manient la kalachnikov.
Ces gamineries seraient négligeables si elles ne faisaient que détourner l’attention de la musique, mais il semble qu’au nom de considérations dramaturgiques, on se soit livré à des tripatouillages douteux : des coupes sont évidemment acceptables dans une œuvre méconnue de près de trois heures, mais on trouve ici l’ouverture de l’opéra réduite de moitié et reportée au milieu du premier acte.C’est d’autant plus dommage que, musicalement, cette Medea est d’un grand intérêt. Alors que les tout premiers opéras de Mayr s’inspiraient (pour ne pas dire plagiaient) Le Nozze di Figaro ou Cosi (voir la recension de Lodoiska et Cave Canem # 24), on trouve ici des échos de La Clemenza di Tito, mais tout à fait digérés. A la tête du Bayerisches Staatsorchester, Ivor Bolton s’efforce de faire vivre cette partition qui déroute parfois par l’inadéquation apparente entre la situation dramatique et la musique qui l’accompagne.
Créon réincarné en Lagardère grimaçant (Créuse ne manque pas de tâter sa bosse), Alastair Miles livre un grand numéro de malcanto assoluto, confirmant la mauvaise impression produite dans l’intégrale enregistrée en 1993 pour Opera Rara. Lindoro à Bordeaux en janvier (voir recension), Almaviva à Toulouse en mars dernier (voir recension), Alek Schrader a tout, le physique avantageux et la voix flexible, pour devenir un des grands ténors rossiniens de demain. Ramón Vargas exploite en Jason les qualités qui font de lui un des meilleurs Idomeneo d’aujourd’hui, et la fréquentation de ce rôle, dirigé par de grands metteurs en scène, a fait de lui un acteur très convenable. Silhouette de mannequin, profil ciselé, moue dédaigneuse ou sourire carnassier, Elena Tsallagova est scéniquement superbe en Créuse enfant gâtée, à la voix légère mais à la ligne de chant très pure. Nadja Michael trouve l’occasion de déployer son tempérament, et le résultat est bluffant, à condition de ne pas s’attarder sur les vocalises qu’elle expédie de manière assez cavalière. La voix est sombre, puissante (Nadja Michael a été mezzo dans une vie antérieure), et l’actrice est stupéfiante, comme l’avait déjà montré sa Médée de Cherubini, dans la production autrement plus cohérente de Warlikowski à Bruxelles.