Dès sa création en mars 1844 à Venise, Ernani rencontra un immense succès et devint aussitôt l’opéra le plus populaire de Verdi jusqu’à ce qu’Il trovatore le détrône 9 ans après. Sur un canevas résumé en une phrase expéditive par l’essayiste italien Gabriele Baldini – une soprano assiégée par trois voix d’hommes –, le compositeur, alors âgé de 30 ans, imagine une musique tumultueuse dont le flot mélodique n’a d’égal que l’énergie avec laquelle elle se déverse quatre actes durant.
Cette manière impétueuse d’envisager l’opéra ne fit pas l’unanimité, on s’en doute. « Son seul art consiste à tisser des chansonnettes pour les chœurs, lesquels, chantant à l’unisson, font un bruit immense ; ou à échafauder des finales en télescopant les cuivres, les percussions, les cymbales et des voix criant au plus haut de leur registre » s’insurgeait en 1850 le critique du Times, James William Davison. De bruit et de fureur, la partition d’Ernani se présente aussi comme un vaste laboratoire. En un flux quasi ininterrompu d’airs et d’ensembles, Verdi expérimente certaines des formules qu’il développera dans ses opéras suivants, de Macbeth (le finale de l’acte 1) jusqu’à Don Carlos (la phrase obstinée du violoncelle dans l’air de Carlo Quinto « Oh de verd’anni miei » comme un avant-goût de « elle ne m’aime pas » chanté par Philippe II).
L’une des particularités de la direction de Riccardo Muti réside dans sa capacité à surligner ces références, comme autant de pièces d’un vaste puzzle dont mieux qu’un autre, il possède la vision d’ensemble. Pour autant, Ernani, qu’il dirige depuis 1982, est-il de tous les opéras de Verdi celui qui convient le mieux à sa baguette impérieuse ? Il y a dans cet ouvrage de jeunesse tant de fougue que l’on se demande s’il ne faudrait pas de temps à autre relâcher la pression, s’il ne faudrait pas, derrière l’héroïsme, laisser affleurer davantage les sentiments dont cette histoire d’hommes et d’honneur est aussi tissée. A écouter le chœur scander, martial, ses appels à la rébellion, on en viendrait presque à comprendre Davison. Presque seulement car, même trop marquée pour une partition verdienne de jeunesse, la direction de Muti demeure un modèle d’intelligence. Il y a la force, la rigueur certes, et ces multiples détails que le chef d’orchestre aime relever ; il y a aussi une volonté de narration qui, en de maints passages, renouvelle un propos que l’on pensait connaître.
© Salzburger Festspiele / Marco Borrelli
Ce travail sur le récit musical ne se limite pas à un Orchestra Giovanile Luigi Cherubini, formé de jeunes musiciens que Muti a pris sous son aile ; il s’étend aux chanteurs, eux aussi adoubés de plus ou moins longue date par le maestrissimo. Ildar Abdrazakov lui doit ses débuts à La Scala en 2001 et à Salzbourg en 2009. Depuis, la basse russe compte parmi les meilleures de sa catégorie. Il était déjà Silva aux côtés de Luca Salsi et de Francesco Meli, à Rome en décembre 2013. Jeune soprano coréenne inconnue, Vittoria Yeo a été remarquée par Muti alors qu’elle interprétait en 2013 Lady Macbeth au Festival de Ravenne dans une mise en scène de son épouse, Cristina Mazzavillani. Nous sommes donc en famille ; les sourires et les regards complices échangés le rappellent tout au long de la soirée. Et si, au moment des saluts, le chef d’orchestre s’efface derrière ses musiciens et ses interprètes, il n’en reste pas moins le grand ordonnateur d’une épopée lyrique qui pendant plus de trois heures, entractes compris, tient le public en haleine.
Peu à peu – et c’est là le génie de Verdi autant que de Muti – ces personnages que l’on aurait pu croire taillés d’un bloc, laissent transparaître leurs failles et leurs bosses. Habité par le timbre, l’assurance et la ligne d’Ildar Abdrazakov, le rôle de Silva ne saurait se réduire à celui d’un vieillard lubrique et desséché. Là est peut-être le contresens, car si nous étions Elvira, des trois voix d’homme n’est-ce pas celle-là que nous choisirions ? Pourtant, Luca Salsi est un Don Carlo accompli, confirmant ce que nous affirmons depuis plusieurs saisons, à savoir qu’il figure parmi les meilleurs barytons verdiens de sa génération. A une voix solide et une technique autorisant un large éventail de nuances, s’ajoute désormais un sens de la caractérisation, indispensable pour que Don Carlo puisse exposer tous les versants de sa personnalité : la grandeur voire l’arrogance du roi, les doutes de l’homme, les faiblesses de l’amant. Francesco Meli sait lui aussi varier l’expression en mixant les registres de manière à tempérer les ardeurs suicidaires d’Ernani. Négociés en demi-teintes, le duo du deuxième acte et les adieux à Elvira sont deux instants de pure poésie. La nervosité du chanteur – son agitation aisément perceptible à certains gestes inquiets et à son débit parfois haché – convient au tempérament du proscrit, à sa solitude désespérée, à sa détresse, tangible comme rarement. Autant le ténor semble vulnérable – et par là même touchant –, autant rien ne semble affecter sa partenaire. Pas même sa scène d’entrée dont elle ne détient pourtant pas toutes les clés belcantistes. Mais les atouts de Vittoria Yeo ne résident pas en la maîtrise d’un style que sa formation ne lui a pas laissé le temps d’approfondir (il n’est pas si courant qu’une soprano compte parmi ses premiers rôles Lady Macbeth). Ses points forts se trouvent plutôt dans l’aptitude à assumer tout ce qui, à l’époque, faisait la modernité d’Elvira : la fougue, la largeur de la tessiture, l’usage fréquent du registre de poitrine, des phrases courtes mais puissantes, une virtuosité reléguée au second plan… Peu d’émotions dans ce chant inoxydable mais une détermination farouche qui lui vaut, à l’issue du concert, sa part des larges applaudissements.