Dans l’Allemagne du Moyen-Age, une demoiselle repousse les avances d’un jeune homme cependant qu’on danse autour d’eux une valse endiablée… Faust ? Non, ni Roméo et Juliette, malgré une scène de dialogue où la belle est au balcon. Non, le Teatro Massimo a choisi d’ouvrir sa saison sur un titre infiniment moins fréquenté : Feuersnot de Richard Strauss, donnant ainsi le coup d’envoi aux commémorations du cent-cinquantième anniversaire de la naissance du compositeur. Coup d’envoi scénique, du moins, car Palerme s’est fait griller la politesse par New-York, où l’American Symphony Orchestra a récemment donné, mais en concert seulement, à Carnegie Hall, ce même Feuersnot. Riche idée, en tout cas, de présenter ce deuxième opéra de Strauss, qui aurait toute sa place au répertoire : si les premiers opéras de Wagner ne sortent que rarement de leur purgatoire, sans doute en grande partie parce qu’on les juge insuffisamment wagnériens, Feuersnot est tout à fait straussien, et ceux qui s’étonnent de voir l’aimable comédie du Chevalier à la rose surgir de nulle part après les sombres tragédies que sont Salomé et Elektra trouveraient ici la réponse à leurs interrogations. Oui, Strauss avait déjà fait valser son orchestre, il savait déjà s’amuser en musique, et bien des moments de cet opéra semblent préfigurer ce que l’on entendrait dix ans plus tard. En tout cas, Feuersnot n’est pas l’œuvre d’un débutant, mais d’un compositeur qui n’avait plus rien à prouver dans le domaine du poème symphonique : le passage le plus connu de cet opéra est d’ailleurs la Liebesnacht pour orchestre seul.
Sur le plan musical, Palerme a fort bien fait les choses. Sous la baguette experte de Gabriele Ferro, l’orchestre du Teatro Massimo sonne à merveille, et ce n’est que justice si, lors des saluts, le chef fait monter sur scène tous les instrumentistes qui ont eu à défendre une partition où passent des souvenirs de Till l’espiègle et quelques parodiques échos wagnériens. Les chœurs du Massimo ont également fort à faire et s’acquittent remarquablement de leur lourde tâche, Strauss leur ayant confié un rôle qu’on retrouvera rarement dans les œuvres de sa maturité : les habitants de Munich – où se situe l’action – sont un des protagonistes essentiels de l’intrigue, à travers quelques personnages solistes, mais aussi à travers la foule qui commente constamment l’action, entre autres par la voix d’un Kinderchor présent d’un bout à l’autre de l’opéra. La performance de tous les choristes, adultes et enfants, est ici à saluer. Les titulaires des nombreux personnages secondaires ont été choisis avec le plus grand discernement : on ne peut tous les citer, mais on admire en particulier les trois amies et de l’héroïne et quelques ténors très sonores, seul le père de Diemut semblant un peu effacé. Et l’on en vient aux deux héros de Feuersnot, deux rôles évidemment très lourds, pour lesquels Palerme a eu la main heureuse. Connue et reconnue par la superbe Salomé qu’elle a été un peu partout dans le monde, Nicola Beller Carbone triomphe sans mal du rôle de Diemut, à qui elle prête une silhouette juvénile et une voix claire idéalement appropriées. Dietrich Henschel a un rôle plus lourd à assumer, avec de longs monologues et des exigences inhumaines dans l’aigu, et il s’en tire haut la main, même si le timbre a désormais perdu un peu de son brillant.
Quant au spectacle réglé par Emma Dante, il nous réconcilie avec la metteuse en scène dont La Muette de Portici nous avait laissé plus que dubitatif. En fait, on retrouve dans Feuersnot un certain nombre d’éléments déjà présents dans le grand opéra d’Auber ou dans la Carmen qui avait marqué ses premiers pas dans le genre lyrique : le très long voile de mariée dans lequel Micaela se drapait à La Scala est ici tout à fait opportunément exploité, et le ruban rouge qui semblait bien dérisoire pour évoquer l’éruption du Vésuve à l’Opéra-comique est ici démultiplié, la trentaine de figurants-danseurs formant pendant la Liebesnacht mentionnée plus haut un véritable feu qui s’embrase peu à peu et dont on croit voir s’élancer les flammes. Surtout, Emma Dante sait faire évoluer la masse humaine présente en scène et réduit à l’essentiel une intrigue dont le contenu satirique anti-munichois ne nous touche plus guère. Même si l’on peut d’abord s’agacer du long prologue muet ajouté avant que retentissent les premiers accords de l’opéra, la présence de la troupe d’acteurs en costume moderne (Vanessa Sannino est bien plus inspirée cette fois que pour La Muette de Portici) confère une vie indéniable au spectacle et arrache salutairement l’œuvre au folklore bavarois. Ainsi présenté, Feuersnot apparaît comme un titre dont l’absence des scènes s’explique mal et que l’on aspire à revoir bientôt.