Comme l’a prouvé Oliver Py avec sa production d’Alceste qu’on se réjouit de revoir prochainement au Palais Garnier, les opéras de Gluck n’exigent pas forcément des moyens somptueux pour être montés de façon convaincante. C’est surtout vrai d’Iphigénie en Tauride, son œuvre la plus austère, la plus resserrée, et l’on a vu s’y casser les dents certains metteurs en scène qui multipliaient accessoires et symboles encombrants. Pour ce nouveau spectacle de l’Atelier lyrique de l’Opéra de Paris, Jacques Osinski propose une transposition discrète, qui rapproche le mythe de notre temps sans lui imposer de distorsion choquante, sans y plaquer aucun message incongru (seul surprend le mariage hâtivement conclu entre l’héroïne et Pylade, à la toute fin). Les costumes, très sobres, d’Hélène Kritikos sont du XXe siècle sans modernité agressive, et le décor de Christophe Ouvrard rappelle ceux dans lesquels Antoine Vitez situait son Electre de Sophocle, un espace vaguement méditerranéen, aux murs défraîchis, au mobilier pauvre, mais superbement éclairé par Catherine Verheyde. Excellente idée que d’avoir renvoyé les choristes vers des espaces hors-cadre, la chambre d’Iphigénie servant ainsi d’unique lieu de l’action, cependant que les prêtresses de Diane forment une sorte de chœur antique qui commente sans vraiment participer, qui partage les souffrances de l’héroïne en adoptant les mêmes positions, mais sans être matériellement à ses côtés. Le procédé fonctionne admirablement et confère grandeur et noblesse aux interventions d’un Jeune Chœur de Paris aux voix limpides et fraîches, d’où se détache le chant stylé de Clémence Poussin qui cumule les rôles fusionnés de la première et de la deuxième prêtresse.
Pas de moyens somptueux dans la fosse non plus, puisque les instrumentistes ne sont qu’une douzaine, pour interpréter une réduction de la partition de Gluck. On connaissait surtout le travail de Thibault Perrine pour Les Brigands, où ses arrangements d’Offenbach, de Christiné et d’autres compositeurs d’opérettes n’avaient pas toujours fait l’unanimité. Rien de tel cette fois, et son adaptation d’Iphigénie emporte l’adhésion car elle sonne fort bien : la musique du XVIIIe siècle se prêterait-elle mieux à l’exercice ? En tout cas, Gluck ne paraît jamais dénaturé, jamais appauvri, même dans la tempête de l’ouverture. Est-ce ce « dégraissage » qui permet à Geoffroy Jourdain d’adapter des tempos très allants ? Sa direction est sans doute moins contrastée que celle de certains baroqueux, elle évite toute lenteur excessive, toute sur-accentuation, mais elle opte parfois pour une rapidité étonnante, comme dans le premier chœur des Scythes. Constitué de brillants musiciens qui semblent avoir été réunis pour l’occasion, son orchestre le suit sans peine dans cette aventure.
Quant aux solistes vocaux, l’Atelier lyrique propose comme d’habitude une double distribution (l’une pour le vendredi soir et le dimanche après-midi, l’autre pour le samedi soir), et a aussi fait revenir certains anciens élèves. Faisant son apparition finale en tailleur Chanel doré, Gemma Ní Bhriain est une Diane au timbre riche de mezzo. Le Thoas de Pietro Di Bianco n’est pas le barbare qu’on nous montre parfois, malgré un chant un peu raide. Oleksiy Palchykov est un très solide Pylade, dont on louera l’effort de diction. Signalons au passage qu’aucun des interprètes de la première distribution n’est francophone, ce qui n’est d’ailleurs gênant que dans le cas de Piotr Kumon, Oreste affligé d’un sérieux problème d’élocution. Son texte devient une bouillie où même les consonnes sont souvent méconnaissables, et la voix paraît bien nasale. Heureusement, le rôle-titre est tenu par la merveilleuse Andreea Soare, dont on a pu suivre depuis quelques années le parcours à l’Atelier lyrique et dont la carrière s’annonce on ne peut plus prometteuse. Ô très heureuse Iphigénie ! Voilà une soprano qui possède à la fois la clarté du timbre nécessaire pour ce personnage de jeune fille, et l’étendue du registre qu’appelle la partition assez exigeante dans le grave. Voilà une interprète sensible, qui pourrait donner des leçons de prononciation française à beaucoup de nos compatriotes (tout juste peut-on lui reprocher de fermer parfois un peu trop le son « è »). Si vous ne l’avez jamais entendue, hâtez-vous de vous rendre à Saint-Quentin, ou allez l’écouter lundi 9 et mardi 10 mars à l’ambassade de Roumanie, puisqu’elle y chantera le rôle-titre de Nausicaa de Reynaldo Hahn, dans le superbe théâtre byzantin de l’hôtel de Béhague.