Il est loin le temps où la (ré)forme de l’opéra suscitait des querelles furieuses, où les amateurs du genre, séparés en deux clans, piccinistes et gluckistes, s’interrogeaient sur la capacité de la langue française à être mise en musique. À Salzbourg, la production d’Iphigénie en Tauride signée Moshe Leiser et Patrice Caurier tire un large trait sur les préoccupations d’une époque de toute façon révolue. C’est avec nos codes d’aujourd’hui qu’il faut déchiffrer la tragédie lyrique telle que l’entendait Gluck. Renversés les autels, abattues les colonnes, saccagés les temples : le béton a supplanté le marbre. Retranchés dans un bunker en état de siège, entre 20e et 21e siècles, vêtus comme des allemands d’avant la chute du mur, les scythes ont l’air de rebelles tchétchènes. Le couteau est encore de rigueur mais c’est un pistolet qu’agitera Thoas avant que Pylade ne l’égorge. Les hallucinations d’Oreste sont d’un réalisme sanguinolent. Les mains cognent, les pieds frappent, les corps s’entrechoquent et chutent. Nul doute : la violence des coups est celle de notre temps.
Il paraît qu’à la première d’Iphigénie en Tauride, des spectateurs sanglotèrent d’un bout à l’autre de la représentation. « Cette musique me rend folle : elle m’entraîne ; mon âme est avide de ce genre de douleur » confiait Mademoiselle Lespinasse. De nos jours, on ne saurait s’en remettre à des procédés musicaux qui datent de plus de deux siècles. Diego Fasolis peut, fidèle à son habitude, brandir la partition à l’issue du spectacle afin de signifier que Gluck est seul digne de la standing ovation finale ; les bruits de bombardements ajoutés à la scène de tempête liminaire montrent les limites de la confiance qu’on lui accorde. Rolando Villazón chante « Unis dès la plus tendre enfance » comme le lamento de Federico dans L’Arlésienne de Cilea (avec tout ce que cette fièvre peut avoir d’excitant). Cecilia Bartoli, un cran derrière ses partenaires en termes de volume, marmonne plus qu’elle ne déclame, hoquette plus qu’elle ne tempête, gémit plus qu’elle ne déplore (avec tout ce que le « O malheureuse Iphigénie » peut avoir de poignant quand il est comme ici placé sur un fil ténu et douloureux). Michael Kraus expectore d’une voix de stentor « De noirs pressentiments » dans une langue impossible à reconnaître. Christopher Maltman ose le nu intégral… Tout cela procède de la même intention : appuyer les points sur les « i ». La barbarie humaine n’a pas d’époque, pas de frontières ; la tragédie n’est pas qu’antique. Message compris.
© Salzburger Festspiele / Monika Rittershaus
On a trop souvent dirigé Gluck comme Wagner, sous prétexte de primauté donnée au mot, pour ne pas apprécier la manière dont Diego Fasolis extirpe cette Iphigenie de son sarcophage marmoréen. Soucieuse d’équilibre, sa lecture est non seulement précise mais aussi vive, mouvante, chatoyante et par là même séduisante. Aurions-nous été cependant perverti par trop de directions hiératiques : tout bouge et ondule à un point tel que l’on croirait écouter non pas une tragédie lyrique mais un opéra seria d’avant la réforme.
En acceptant de retirer son pantalon pour mieux servir la vision des metteurs en scène, Christopher Maltman a pris le risque de détourner l’attention de l’essentiel. Son interprétation d’Oreste suant, mordant, écumant, tel un fauve blessé, vaut mieux que la rumeur suscitée par un Full Monty anecdotique. Les notes sont assumées dans leur hauteur, leur valeur et leur couleur mais c’est l’effort d’articulation que l’on retient d’abord. De tous les interprètes, prêtresses et chœur compris, le baryton anglais est en effet le seul à peu près intelligible. Dans une œuvre où le texte se place sur le même plan que la musique – si ce n’est devant –, où l’art de dire importe autant que celui de chanter, difficile d’y trouver son compte.
« La célèbre querelle des Gluckistes et des Piccinistes s’était terminée par le triomphe des Gluckistes ; solution conforme au génie de la langue et aux traditions de l’opéra français, qui mettait au premier plan l’action dramatique, et par conséquent la déclamation lyrique » écrivait Camille Saint-Saens en 1873 dans La Renaissance littéraire et artistique. A Salzbourg cette année, Piccini a pris sa revanche.