Qui découvre par le disque Jeanne d’Arc au bûcher a des chances de ne pas trop regretter la rareté sur les planches de cette œuvre déroutante qui évoque, pêle-mêle, oratorio, mystère, opéra, symphonie avec chœurs, solistes et récitants. Il en faut, de l’imagination et de la bonne volonté, pour voir dans la scène du procès, que Paul Claudel leste de lourdes sentences didactiques et d’un terrible calembour sur le nom de Pierre Cauchon, la matière d’un grand moment de théâtre. Pour les trouvailles et les richesses de l’orchestration d’Arthur Honegger, une version de concert suffit. Quand le Festival Saito Kinen de Matsumoto lui a passé commande, Côme de Bellescize a dû penser à peu près la même chose, qui s’évertue à faire oublier, dès que possible, l’existence de sa mise en scène : les interventions des enfants et la partie de cartes sont presque les seuls passages où la rampe installée devant l’orchestre est utilisée. Le reste du temps, Jeanne et Frère Dominique sont immobiles en fond de scène, sur les planches dont la décoratrice Sigolène de Chassy a habillé la Philharmonie. Tout cela n’explose que rarement le cadre d’une simple illustration, qui fait pâle figure quand l’œuvre se veut onirique ou symbolique, mais qui reste digne dans des scènes de dialogue où rien ne vient entraver les solistes.
Ceux-ci, quand ils sont chanteurs, franchissent généralement sans encombre l’obstacle d’une acoustique que l’on sait désormais peu favorable aux voix. Anne-Catherine Gillet, Vierge d’une impressionnante longueur de souffle, Thomas Blondelle, sonore et percutant dans ses interventions, Steven Humes, moins clair de diction mais déjà maître d’un bas registre éloquent, prodiguent de grands moments de chant, à l’instar des chœurs, dont l’effectif particulièrement fourni n’empêche pas la cohésion.
Les acteurs sont, quant à eux, sonorisés. Pourquoi pas, puisqu’ils doivent ici composer avec une masse orchestrale qu’ils n’ont pas été formés pour franchir ? Mais, même dans une œuvre imprégnée de ferveur religieuse, l’écho très prononcé de l’amplification pose problème, tant il brouille les élocutions les plus claires : celle des deux sociétaires de la Comédie Française, Christian Gonon et Eric Génovèse, ne peut être suspecte de relâchement, et Marion Cotillard elle-même, plus familière des plateaux de cinéma que des scènes de théâtre, fait de remarquables efforts pour calquer son texte sur les rythmes de l’orchestre. Après un début timide, sa Jeanne retrouve, au fil de la soirée, des accents guerriers, un orgueil qu’il n’était pas facile d’insuffler à un texte qui s’attache avant tout à souligner la fraîcheur enfantine de l’héroïne.
Ancien assistant de Seiji Ozawa, qui signa il y a quelques années pour Deutsche Grammophon l’un des meilleurs enregistrements de l’œuvre, Kazuki Yamada obtient de l’Orchestre de Paris des sonorités d’une beauté enchanteresse qui nous tiennent longtemps sous leurs charmes. L’on se demande, une fois leur effet dissipé, si cet hédonisme sans taches, sans âpreté, sans rudesse et sans violence est bien celui qu’Arthur Honegger voulait pour narrer le supplice de Jeanne d’Arc. Comme dans toute vraie version de concert, en somme, le théâtre cède à la musique…