La Création fut peut-être le plus grand succès remporté, au faîte de sa carrière, par un Haydn comblé d’honneurs, jouissant d’une renommée qu’assez peu de musiciens connurent de leur vivant, riche d’une maîtrise musicale et d’un rayonnement artistique à leur sommet. Cet ultime défi, Haydn le voulut une réussite totale, un chef d’œuvre dont le succès, immédiat et retentissant, serait aussi incontestable que sa postérité.
Ce que cet oratorio peut avoir de grandiose, ainsi que le pittoresque des mouvements descriptifs de la deuxième partie, où l’orchestre dessine, tour à tour, le vol racé de l’aigle, la démarche altière du lion ou le rampement sinueux du serpent, comblèrent en effet le public de l’époque. Quant à la postérité, elle ne cesse de s’émerveiller devant l’infinie variété des couleurs et des nuances osées tout au long de l’œuvre, véritable traduction musicale des multiples beautés de la nature qui nous fait suivre, pas à pas, la trajectoire menant du frémissant Chaos initial à l’éblouissant chœur final.
Inspirée par Milton mais composée, en allemand, sur un livret du baron van Swieten, œuvre où Lumières et Sturm und Drang ne font qu’un, œuvre à vocation universelle, La Création a été livrée en deux versions simultanées, l’une en allemand, l’autre en anglais. Dans les premières années du XIXe siècle, des traductions en italien, en espagnol, en russe suivront. Et également en français : à la demande du compositeur Daniel Steibelt (1765-1823), c’est le Joseph-Alexandre, vicomte de Ségur (1756-1805), qui se chargea de la traduction.
Deux siècles plus tard à Paris, celle-ci apparaît toujours étonnamment fluide, ne faisant pas peser sur les rythmes ni sur la mélodie trop d’altérations, ne nécessitant pas d’adaptation musicale trop encombrante ; le mérite en revient en grande partie à un trio de solistes parfaitement en style, et presque toujours compréhensibles. Même Omo Bello, dont la nature vocale particulièrement ductile et le vibrato caractéristique ne se prêtent pas, a priori, au jeu d’une élocution impeccable, se fond dans cette versification avec aisance, et avec quels trésors de timbre ! Remarqué plusieurs fois à l’Opéra de Lyon, Rémy Mathieu apporte aux interventions du ténor une voix claire et élégante, une indéniable présence scénique aussi, que l’on aimerait revoir dans le rôle d’un Pylade, d’un Admète pourquoi pas ? Rédacteur dans nos rangs il y a de cela quelques années, avant d’intégrer le Conservatoire National Supérieur de Musique de Lyon, Sevag Tachdjian ne manque pas de présence, lui non plus, et s’impose dans ses nombreux récitatifs, par une autorité vocale impressionnante qui sait se faire douceur, lors du duo d’Adam et Eve.
Dans une œuvre aussi exigeante, l’ensemble du Palais Royal, qui s’expose à la lumière crue d’un effectif assez réduit, plie parfois, dans des interventions de cuivres et de bois pas toujours justes, dans des cordes un peu sèches. Mais il ne rompt pas, et choristes comme instrumentistes parviennent, grâce à la battue très lisible de Jean-Philippe Sarcos, à faire leur un chef d’œuvre qui, d’une langue à l’autre, ne perd rien de ses sortilèges : dans la superbe salle de l’Ancien Conservatoire, hantée par les fantômes de Berlioz, de Habeneck ou de Mendelssohn, la magie opère !