Quelle soirée ! L’affiche de la Damnation de Faust proposée par le Festspielhaus de Baden-Baden dans le cadre du Festival de Pâques était alléchante et a largement tenu ses promesses. « Mais qu’importe l’éternité de la damnation à qui a trouvé dans une seconde l’infini de la jouissance ? », s’exclamait Baudelaire… Pendant un peu plus de deux heures qui ont semblé durer un instant à peine, délices et supplices ont été au menu de cette version de concert où nul n’était besoin de rajouter une mise en scène pour vivre ce que suggérait l’auteur du Spleen, correspondant aussi au rêve complexe et fantastique de Berlioz. Dans un déferlement sonore saisissant, le Berliner Philharmoniker conduit par Sir Simon Rattle a donné son meilleur, nous entraînant au grand galop dans une course infernale terrifiante et glaçante à souhait avant de nous plonger dans les profondeurs de l’enfer pour nous en faire sentir le feu et nous laisser pantelant, enfin soulagé de la rédemption de Marguerite vécue comme une catharsis.
La vaste scène du Festspielhaus est bondée comme jamais et le son, impeccablement réverbéré, emplit la salle par vagues ondulantes qui mettent admirablement en valeur l’expressivité et le raffinement de cette partition incroyablement riche. La virtuosité des solistes comme de tous les pupitres est éclatante et il faudrait être bien pinailleur pour y trouver à redire. Rarement aura-t-on eu l’occasion de vibrer à tel point devant l’excellence d’une telle dramaturgie musicale. La cohérence et l’unité sont ici portées à une quasi-perfection. Les chœurs sont tout aussi passionnants à entendre et enchantent dans tous les styles (de la chanson à boire à la pastorale, sans oublier l’inénarrable série d’« Amen »). Tout juste peut-on reprocher un manque de clarté dans la prononciation, mais la puissance et la qualité des nuances emportent l’adhésion.
Les solistes, eux, font preuve d’une qualité de diction exceptionnelle, ce qui est un pur enchantement. Si Edwin Crossley-Mercer n’a pas franchement le temps de montrer ce qu’il sait faire, le rôle de Brander étant tout de même assez bref, il s’illustre avantageusement dans la chanson du rat. Charles Castronovo est un Faust superbe, tant physiquement (cela ne gâche rien) que vocalement. Tour à tour désespéré et intériorisé avant de laisser éclater toute la fougue de sa jeunesse retrouvée, le nuancier qu’il propose est époustouflant. Son duo d’amour est particulièrement touchant, secondé en cela par la belle performance de Joyce DiDonato habitée, au mieux de sa forme vocale et crédible en tous points. Les difficultés s’évanouissent et l’on retient la sûreté de son chant expressif tout au long de son parcours amoureux, de la passion à la rédemption, qu’on vit pleinement avec elle. Mais celui qui force le respect est sans aucun doute Ludovic Tézier, éblouissant en Méphistophélès, dont il restitue le satanisme, la suavité persuasive, l’ennui contenu et le frémissement ambivalent démoniquement génial. Cet homme-là ferait signer n’importe quel pacte à n’importe quel auditeur curieux et avide d’excellence. Diction absolument parfaite, intelligence du texte, charmant à se damner, le diable domine tout et se joue avec légèreté des chausse-trappes de sa partition. Chapeau bas. À l’issue de la représentation, le public est debout. On a envie de se mettre à genoux…