Déjà acclamée à Montpellier et Paris, la Lakmé de Sabine Devieilhe confirme à Toulon les atouts vocaux et scéniques qui lui ont valu d’être considérée comme la digne relève de Natalie Dessay dans ce rôle. Comme celle-ci dans le milieu des années 1990 elle est d’ores et déjà invitée à incarner l’héroïne de Delibes dans maints théâtres. On ne peut que regretter que ce soit dans une production aussi médiocre que celle coproduite par l’Opéra de Lausanne et l’Opéra-Comique.
Les décors de Caroline Ginet s’y disputent la palme du décevant, de l’encombrant talus du premier acte, ni réaliste ni suggestif, au banyan ( ?) géant du dernier acte auquel des lumignons donnent un air d’arbre de Noël, en passant par le portique du temple des bayadères, singulier échafaudage d’ustensiles de cuisine et de plats de service qui disparaîtra laborieusement dans les cintres, sans oublier le rideau en fond de scène de supposés bambous, d’effet carcéral plus que végétal ! Passons sur les costumes de Hanna Sjödin, d’inspiration ethnique aussi bien pour les Indiens que pour les Anglais, même si le chic des Anglaises nous semble plutôt embaumer la Bavière ou le pays de Candy et les uniformes des soldats de l’Union Jack assez proches de ceux de gardes des eaux et forêts. Peu raffinées sont les lumières de Gilles Gentner, peut-être responsables de la couleur jaune de la fleur de datura censée être blanche. Seule la chorégraphie d ‘Olia Lydaki démontre une recherche et une inventivité soucieuses de faire corps avec la situation et la musique. Quant à la mise en scène de Lilo Baur elle semble destinée à soutenir une gageure : comment accumuler les faux pas. Du personnage dont seule la nuque émerge derrière le talus initial à la procession privée d’âme des fidèles de Nilakhanta, du chant adressé à l’échine d’un personnage sans qu’aucune tension entre eux ne justifie cette attitude, du mime collectif au ralenti frôlant le ridicule au début du tableau du marché, des clichés de l’ivresse à ceux de la brutalité raciste, on pourrait allonger la liste des options qui privent la représentation de sève et de vie. Seule l’adoration de Hadji pour Lakmé est bien marquée, encore qu’un peu trop car elle semble moins le dévouement ou la dévotion d’un serviteur fidèle que l’attachement passionné d’un amoureux transi.
Loïc Félix (Hadji), Aurore Ugolin (Malika), Marc Barrard (Nilakhanta), Sabine Devieilhe (Lakmé) © Frédéric Stephan
Heureusement, les satisfactions vocales et musicales l’emportent largement sur la déconvenue visuelle et théâtrale. Loïc Félix est un luxe en Hadji, par la souplesse et la délicatesse vocale qui lui sont propres. Cécile Galois est une gouvernante un rien effacée, mais la Rose de Jennifer Michel et plus encore l’Ellen d’Elodie Kimmel ont la fraîcheur de leurs rôles, un rien de mélancolie pour la première, sans amoureux, un rien de pétulance stridente pour la seconde, encore une enfant gâtée. Aurore Ugolin prête à Malika une voix saine qui ne recourt à aucun artifice et se mêle de la manière la plus harmonieuse à celle de Lakmé pour un duo des fleurs des plus séduisants. Même impression de santé pour le Frédéric de Christophe Gay, qui expose sans états d’âme ce qu’il sait de l’Inde et prend sans effort les mâles accents du soldat. Il forme un heureux contraste avec le Gérald de Jean-François Borras, dont l’accession récente aux plus grandes scènes donne encore plus de prix à sa participation. S’il peut rappeler physiquement le jeune Pavarotti, sa présence scénique est nettement moins empruntée et quant à sa présence vocale, si la couleur de quelques voyelles n’était pas idéale on ne peut qu’admirer l’instrument, son étendue, son homogénéité, et la musicalité qui domine cette interprétation, jusqu’au lyrisme du dernier acte, grâce auquel on comprend que le ténor ait pu triompher dans Werther. Cet éclat vocal contribue à rendre encore plus sensible pour nous le fait que Marc Barrard, l’interprète de Nilakhanta, malgré toutes ses qualités d’interprète intelligent et chevronné, au phrasé très contrôlé, n’ait pas exactement la profondeur vocale du rôle, ce qui le conduit à une prudence de tous les instants et prive le personnage du mordant qui exprime toute la violence de son fanatisme. Sabine Devieilhe, enfin, campe une Lakmé qui dès son entrée captive par son incarnation scénique et la maîtrise technique raffinée avec laquelle elle enchaîne les pyrotechnies accumulées aux passages élégiaques, sans en faire des numéros de funambule et en leur restituant leur rôle expressif au sein du drame. On s’en délecte et on l’en félicite !
Rien d’étonnant alors qu’elle rafle la mise aux saluts. Pourtant, on soulignera le vif succès remporté par les chœurs, à la participation sans défaut, et plus encore le mérite particulier de Giuliano Carella, qui dirigeait sa première Lakmé. Pour l’avoir entendu diriger un extrait de La Princesse jaune, de Saint-Saëns, nous étions persuadé qu’il avait souvent pratiqué ce répertoire. Comme il n’en est rien, sa réussite n’en est que plus éclatante. Au premier acte, où Delibes fait se succéder évocation orientale et scène d’opéra-comique au parfum bien français même si les protagonistes en sont britanniques, il sait obtenir de l’orchestre des couleurs qui nous ont ravi. L’univers sonore restitué, dans son organisation en contrastes systématiques, a pour nous quelque chose de désuet, mais son charme est toujours actif quand il est rendu de la sorte. Grâces soient rendues aux musiciens qui ont joué le jeu à fond. Pour les deux actes suivants, l’amour que le chef porte à la musique française et le sérieux qui constitue le fond de sa personnalité, joints à sa désormais longue expérience, lui font diriger cette musique, qu’on peut trouver mieux faite que réellement inspirée, comme s’il s’agissait d’un chef d’œuvre en tout point admirable. Cette ferveur donne aux deuxième et troisième acte un frémissement dramatique communicatif, et le final du troisième acte, qui pourrait n’être que boursouflure grandiloquente atteint la dimension émouvante de l’apothéose prévue pour Lakmé. Et l’œuvre aujourd’hui souvent considérée de second rang semble à nouveau digne du premier ! Michel Plasson l’avait déjà prouvé : Lakmé, c’est aussi un opéra de chef !