Créé au Palais Garnier en 1885, Le Cid de Massenet y fut donné régulièrement jusqu’en 1919 avant de sombrer peu à peu dans l’oubli, à l’exception de l’air de Chimène « Pleurez mes yeux » et de ceux de Rodrigue, que certains interprètes inscrivent volontiers au programme de leurs récitals. La partition comporte pourtant de fort belles pages, la totalité du troisième acte, notamment. Hormis la scène qui se déroule sur le champ de bataille, le livret suit d’assez près la pièce de Corneille dont il reprend certains vers célèbres (« Ô rage, ô désespoir », « Percé jusques au fond du cœur » etc…) qui voisinent avec d’autres vers moins inspirés, pour ne pas dire insipides, ce qui a pu nuire au succès de l’ouvrage. Celui-ci connaît un regain de faveur à partir des années 70 grâce à Placido Domingo qui s’est plu à le chanter à plusieurs reprises et à l’enregistrer.
Après presqu’un siècle d’absence, le retour du Cid sur la scène qui l’a vu naître constitue un véritable événement. Pour l’occasion on a fait appel à la production créée à Marseille en juin 2011 autour de Roberto Alagna. Charles Roubaud situe l’action quelque part au cours du vingtième siècle comme en témoignent le style art déco de la chambre de Chimène au troisième acte et les robes très années 50 des figurantes du dernier tableau. Au premier acte, l’appartement du Comte de Gormas est un intérieur cossu meublé de canapés en cuir. Point de scène en extérieur dans cette production : tout le deuxième acte se déroule dans le palais du roi et le duel entre le Comte et Rodrigue a lieu en coulisses tandis qu’à l’acte suivant, le champ de bataille est la salle d’un quartier général d’État-major dont les murs sont ornés de cartes géographiques.
La direction d’acteurs, sans être d’une folle originalité, permet une lisibilité claire de l’action malgré les quelques coupures pratiquées ici ou là. Notons que par rapport aux représentations marseillaises un air de l’infante, « Plus de tourments et plus de peine », a été rétabli au début du second tableau de l’acte deux et que quelques numéros du ballet sont joués à rideau fermé pendant le changement de décor qui précède le champ de bataille.
© Agathe Poupeney
La distribution, très soignée, aligne pour les seconds rôles des interprètes bien plus adéquats que ceux que l’on a pu entendre à Marseille : Nicolas Cavallier campe un roi plein de noblesse et d’autorité avec une voix de bronze et une diction impeccable, qualité qu’il partage avec le reste de la distribution masculine. Paul Gay est un Don Diègue d’une grande austérité chez qui le sens de l’honneur l’emporte sur l’amour paternel comme en témoigne son air « Ô rage ! O désespoir ! » interprété avec une sorte de colère rentrée tandis qu’au quatre, lorsqu’il croit son fils mort, l’air « Il a fait noblement ce que l’honneur conseille » lui arrache des accents de désespoir réellement poignants.
Laurent Alvaro possède une voix large est bien projetée qui lui permet d’incarner un Comte de Gormas arrogant et sûr de lui. Jean-Gabriel Saint-Martin, Luca Lombardo et Ugo Rabec sont tout à fait remarquables dans leurs interventions respectives.
Annick Massis est une infante de luxe. La voix a conservé toute sa fraîcheur et l’aigu sa luminosité. La cantatrice parvient à donner une certaine épaisseur à ce personnage épisodique. A cet égard, son duo avec Chimène au premier acte la montre à la fois digne et touchante dans sa résignation.
Pourquoi confier à un mezzo le rôle de Chimène alors que Fidès Devries, la créatrice avait à son répertoire Marguerite, Ophélie et Elvire, entre autres ? Certes Grace Bumbry l’a chanté et de quelle manière, mais elle chantait aussi Tosca et Lady Macbeth. De fait, Sonia Ganassi affronte crânement cette tessiture redoutable au prix d’un aigu raide, émis constamment en force et parfois proche du cri. Dommage car son interprétation n’est pas dénuée d’intérêt. Dans son grand air « Pleurez mes yeux » la cantatrice parvient à esquisser quelques nuances et à exprimer les tourments de son personnage avec une grande sincérité.
Comme à Marseille, Roberto Alagna – qui chante pour la première fois de sa carrière à Garnier – est le grand triomphateur de la soirée. Quelques sécheresses dans la voix trahissent l’allergie saisonnière carabinée dont il souffre (et qui avait été annoncée à la générale). La partition réclame pour ce personnage écrasant des moyens qui vont du ténor lyrique au ténor héroïque. Alagna réussit à adapter le rôle à ses possibilités (sans transposer, comme faisait Domingo) et à incarner un personnage à la fois valeureux et fragile, servi par son allure d’éternel jeune homme. Son medium solide et puissant lui permet d’affronter la masse sonore déchaînée par Plasson dans une acoustique de Garnier assez confinée. L’élégie lui réussit mieux que la vaillance, où il se heurte au mur orchestral dressé par le chef. C’est dans « Ô souverain, ô juge, ô père » qu’il est à son meilleur, tandis que « Ô noble lame étincelante » semble le bousculer un peu, cet air étant dirigé à toute vitesse et au volume maximum. Au final, Alagna impose un personnage de grande stature, digne du modèle cornélien.
Michel Plasson, on l’a dit, n’hésite pas à souligner le côté clinquant – d’aucuns diront pompier – de la partition, notamment dans les deux premiers actes, quitte à couvrir certains chanteurs ou à les obliger à forcer leurs moyens sous une avalanche de décibels. Aux troisième et quatrième actes il privilégie l’émotion comme en témoignent l’air de Chimène dirigé avec beaucoup de retenue ou la solennité avec laquelle il aborde la grande scène de Rodrigue, « Ô souverain, ô juge, ô père ».