Les Leçons de Ténèbres traînent derrière elles une réputation de musique austère jouée à la lueur de quinze bougies pendant le temps de Carême. Elles sont en fait un merveilleux spectacle fait de fraîcheur, d’affects délicats, de complaintes énamourées. Le génie des Leçons, c’est de faire entrer par la fenêtre ce que l’Eglise avait fait sortir par la porte pour les périodes de pénitence : le divertissement, le théâtre, la douceur affolante des voix et des instruments.
Plus le temps passa, plus il fut connu que les Leçons de Ténèbres étaient le dernier endroit où il fallait être pour pallier la fermeture rituelle des théâtres et pour retrouver voilées de décence les vedettes qu’on ne pouvait plus applaudir à l’Opéra. Les Leçons ici réunies datent certainement du tournant du XVIIIe siècle (peut-être de la dernière décennie du XVIIe) : nous sommes donc au comble de leur faculté d’enchantement. Dire que tant de charme et de mélisme détourne de Dieu est bien le fait de notre catholicisme passé sous les fourches caudines du misérabilisme contemporain. Etre catholique alors était encore une affaire de cœur : on était traversé de larmes, de transports, de joies renouvelées sans cesse, de tendres sentiments. Le sentiment religieux n’avait rien à voir avec l’austère carcan de commandements sur fond d’homélies inanes qu’il est trop souvent devenu par chez nous, chassant les âmes tendres du seuil des églises, comme la roide jactance de certain premier ministre dissuade jusqu’aux professeurs à col roulé d’aller le dimanche voter en famille pour le parti socialiste. Mêmes causes, mêmes effets. Mais je m’égare.
Sébastien Daucé, l’Ensemble Correspondances et l’adorabilissime Sophie Karthäuser ne sont ici que lait et miel. Que de lumière, que de miséricordieux sourires, que de tendres larmes baignent ces Leçons ! Il serait aberrant d’isoler tel moment plutôt que tel autre, mais qu’on se reporte au « Libera me de sanguinibus » du Miserere : qu’entend-on sinon une supplication qui bien vite semble prendre Dieu lui-même par la main pour conquérir sa clémence non par la démonstration des mérites et vertus, mais par des mines touchantes et de doux enjôlements ? Ce que la voix de Sophie Karthäuser possède désormais de fruité et d’ambré éclaire la moindre phrase et le moindre ornement d’une lumière succulente. Ecoutez cet « Incipit Oratio » de la Leçon du Vendredy : au Carême des corps répond une mise à nu des âmes, d’où soudain jaillit l’épanchement le plus pur et une sorte de confiance suprême dans ce que le Père peut faire de nous. Nul drame là-dedans, mais un abandon complet.
Les interprètes nous font presque voir les lueurs dansant sur les parois des églises et dansant parmi les tentures et les robes des femmes. C’est toute l’âme de ce temps, avec ses humeurs, ses sentiments, son intelligence si vive mêlée de tendresse sincère qui renaît ici.
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