O stupeur : la Terre n’a pas cessé de tourner, et le microcosme lyrique non plus, malgré la maladie de Jonas Kaufmann (précédée par le forfait de Sabine Devieilhe pour de plus réjouissantes raisons). L’Opéra de Paris n’en a pas moins maintenu sa reprise du testament d’Offenbach et, en plus des représentations de fin novembre où reviendra l’Hoffmann de 2012, Stefano Secco, l’Opéra de Paris a fait appel à celui qui fut Hoffmann à Milan la même année dans la même production, Ramón Vargas. L’honneur est donc sauf, pas de « Honte Kaufmann », mais bien Les Contes d’Hoffmann, du moins tels que l’Opéra de Paris les propose depuis 2000 : ce que Philippe Jordan lui-même appelle « une version composite, assez éloignée de l’idée initiale d’Offenbach ». Peut-être finira-t-on par y donner la partition telle que Jean-Christophe Keck l’a patiemment reconstituée, mais pas aujourd’hui, c’est certain. Pas de dialogues parlés, donc – mais ce n’est pas forcément un mal quand la distribution est internationale – et trois chanteuses distinctes pour les trois héroïnes, avec un acte de Venise qui est du Raoul Gunsbourg pur et dur.
Quant à la production, Paris l’a déjà vue six fois depuis sa création en 2000, et La Scala l’a également proposée. La mise en scène de Robert Carsen reste spectaculaire, avec son utilisation habile du théâtre dans le théâtre, l’intrigue des Contes d’Hoffmann parasitant une représentation de Don Giovanni comme on pouvait en monter dans les années 1950, avec des choristes habillés en Espagnols d’opérette (il ne manque que Luis Mariano et on croirait Le Chanteur de Mexico au Châtelet il y a un demi-siècle). Les décors de Michael Levine impressionnent toujours par leur monumentalité, les costumes caractérisent bien les trois héroïnes. Autrement dit, une production qui tourne bien, un beau et grand spectacle auquel il sera difficile de succéder le jour où les autorités décideront qu’il a fait son temps.
© Julien Benhamou
Pour Philippe Jordan, c’est en revanche une première, à Paris en tout cas. Le chef maison introduit dans l’orchestre quelques effets soulignant le discours (un couinement des cuivres pour Kleinzach, un trille délibérément trop long pour Olympia) et impose des tempos rapides, qui font tourner la machine sans relâche, ce dont on ne se plaindra pas, surtout dans l’acte d’Antonia, magnifiquement conduit, même si ici et là un rien plus de langueur ne serait pas malvenu. Absent de l’acte d’Antonia, le chœur intervient aux deux extrémités du spectacle avec une efficacité louable, mais Les Contes d’Hoffmann n’est pas vraiment un opéra où les forces chorales sont au premier plan.
Pour cette reprise, les projecteurs sont surtout braqués sur les dames. D’abord, Ermonela Jaho, magnifique Antonia, actrice habitée par son rôle, au français impeccable, et à laquelle on pardonnera même des aigus un peu trop haut ; on espère la réentendre prochainement dans le répertoire français, qui semble bien lui convenir. Ensuite, Nadine Koutcher, qui fait ses débuts à l’Opéra de Paris avec un personnage jadis conçu sur mesure pour Natalie Dessay : ses moyens sont assez différents, et si elle n’a pas la suprême aisance des Reines de la nuit, les suraigus sont bien là, et les acrobaties aussi, cependant qu’elle se plie aux facéties voulues par la production. Le publie a bien ri, mais il faudra quand même qu’elle revienne bientôt dans un vrai rôle. Kate Aldrich en fait des tonnes scéniquement en Giulietta et frappe beaucoup moins vocalement. Quant à Stéphanie d’Oustrac, elle est un superbe Nicklausse, dont tous les mots sont riches de sens ; seul le sublime « Vois l’archer frémissant » semble la trouver un peu moins à l’aise, et la diction se perd un peu dans cet air. Doris Soffel réussit à s’imposer pendant la courte apparition de la mère d’Antonia.
Evidemment, Ramón Vargas n’a rien du beau ténébreux barytonant que Paris attendait, mais son Hoffmann ne se situe pas moins à un niveau éminemment respectable. Aigus longuement tenus à la fin de ses principaux airs, nuances bien ménagées, le ténor mexicain montre qu’il a de la voix et n’est pas dénué de style ; dommage que le coach de langue lui ait apparemment fait travailler une syllabe sur deux, puisque le chanteur juxtapose des voyelles et consonnes parfaites avec des sons beaucoup plus hispaniques (dans « de quelle ivresse embrases-tu mon âme », on entend « embrassé-tu »),et la prononciation a tendance à se détériorer au fil de la soirée. Roberto Tagliavini possède une beau timbre et s’exprime dans un français soigné, mais il lui manque la noirceur des quatre « méchants », l’expressivité que savent y mettre d’autres moins gâtés par la nature : si Lindorf « a dans tout le physique un aspect satanique », la basse italienne a dans toute sa voix fort peu de satanisme. En écoutant Yann Beuron distiller magistralement les couplets de Frantz, on est pris de nostalgie – quel Pâris, quel Fritz de La Grande-duchesse il fut pour Marc Minkowski – et de crainte : l’Opéra de Paris n’a-t-il désormais rien de mieux à confier à cet artiste, qui fut pourtant Pylade ou Admète ?
Diffusion en direct dans les cinémas le 15 novembre, avec la même distribution.