Pendant un demi-siècle, de 1939 à 1989, Herbert von Karajan a dominé de sa baguette jupitérienne la vie musicale classique, dirigeant et enregistrant à tour de bras jusqu’à se confondre avec la fonction. Dites aujourd’hui encore « chef d’orchestre » et l’on vous répondra « Karajan ».
Il faut être biographe contorsionniste pour raconter ce géant en un nombre limité de pages. La collection Actes Sud / Classica en autorise 150 à peine. C’est là son principe directeur et la raison parfois du sentiment de frustration qu’engendre la lecture de certains de ses titres. Contraint de relever le défi, Sylvain Fort a pris le parti judicieux de l’autobiographie imaginaire, seul moyen de pénétrer l’intimité de celui dont le parcours sinon ne se résumerait qu’à l’énumération fastidieuse de hauts faits musicaux – à la condition expresse de hisser son style et sa pensée à la hauteur de son sujet. 1929, les débuts officiels avec Salomé. 1933, premier Festival de Salzbourg. 1937, premier contact avec l’Orchestre philharmonique de Berlin. 1947, une fois « dénazifié » par les Alliés, signature du contrat avec Walter Legge, alors directeur artistique de La Voix de son Maître (EMI). 1951 : Die Meistersinger von Nürnberg à la réouverture du Festival de Bayreuth. 1955, nomination « à vie » à la tête de l’Orchestre philharmonique de Berlin. 1956, direction artistique du Festival de Salzbourg. 1957, direction artistique de l’Opéra d’État de Vienne. 1967, création du Festival de Pâques de Salzbourg. 1971 : enregistrement d’un Ring iconoclaste car en rupture avec une certaine tradition qui voulait dans Wagner des chanteurs démesurés. 1978 : enregistrement de Pelléas et Mélisande, considéré comme une référence absolue, suivi deux ans après de Parsifal, incontournable lui aussi. 1987, concert du nouvel an au Musikverein de Vienne…
Ainsi s’effeuillent les pages d’une vie placée au service de la Musique, divinité suprême dont Karajan fut cinquante années durant le grand ordonnateur, non par orgueil comme on l’a souvent dit, mais au contraire par dévotion, totale, absolue. Dans une postface lumineuse, Sylvain Fort justifie son approche, présentée comme la conjonction de faits biographiques, de propos, d’écoutes attentives et de « conjectures qui cimentent l’ensemble ». Inutile justification. Notre éditorialiste est trop brillant littérateur pour ne pas emporter ses lecteurs dans la force d’un texte qui donne autant à toucher l’homme que comprendre le musicien. On en finirait presque par trouver Karajan sympathique. Un exploit.