Il est rare qu’un recueil d’articles soit uniforme dans sa qualité. C’est pourtant le tour de force auquel sont parvenus Jean-Christophe Branger et Vincent Giroud dans le volume d’actes du colloque Massenet aujourd’hui : héritage et postérité, organisé à Saint-Etienne en octobre 2012 pour le centenaire de la mort du compositeur. Plutôt que de revenir sur Massenet, ses œuvres et son époque, ces deux chercheurs (Jean-Christophe Branger est désormais Professeur à l’université de Metz, tandis que Vincent Giroud est Professeur à l’université de Besançon) ont ouvert un champ fécond en se penchant sur l’image du compositeur à partir de sa mort et jusqu’à nos jours.
Cet épais volume, richement illustré et accompagné d’un CD – on y reviendra –, se divise en quatre parties : « L’image de Massenet », « Interpréter Massenet », « Mettre en scène Massenet » et « L’héritage musical ». La première permet de découvrir les hommages rendus au compositeur en 1912 et au-delà. On ne tiendra pas rigueur à Clair Rowden de faire une légère entorse au programme du colloque, tant son article sur les caricatures suscitées par les opéras de Massenet est passionnant et révèle l’impact de la création lyrique sur la presse du XIXe siècle. Fascinant s’avère également le texte que Vincent Giroud consacre au premier centenaire de Massenet, celui de sa naissance en 1942, en pleine guerre, sous le régime de Vichy : les exigences sidérantes de Pierre Bessand-Massenet, petit-fils de Jules, confirment qu’il n’est pire postérité pour un créateur que ses héritiers et ayant-droits, intraitables gardiens du temple qui font souvent plus de mal que de bien à la mémoire de celui qu’ils prétendent défendre. Quant à faire de Massenet un préfigurateur de la Révolution nationale, la prouesse n’était pas mince, le compositeur n’ayant jamais vraiment défendu Travail, Famille et Patrie dans ses opéras. De son côté, Jean-Christophe Branger a eu la riche idée de demander aux compositeurs de 2012 ce qu’ils pensaient de Massenet, comme cela avait été fait en 1912 et en 1952 : certains avouent franchement n’avoir rien à en dire, mais d’autres réponses, même brèves, ne laissent pas d’étonner, comme celle d’Henri Dutilleux, très positive.
Massenet au disque : vaste sujet, que n’épuisent pas les trois communications réunies sur ce point. John Humbley fait le point sur « les premiers interprètes de Massenet » dont la voix a été enregistrée, communication qui justifie la présence du CD accompagnant le livre, sur lequel on entend Marie Delna, monumentale Charlotte, Mattia Battistini, pour qui fut conçue la version baryton de Werther, ou Jean de Reszké et Lucienne Bréval dans Le Cid. Georges Thill fut un grand ténor massenétien, et c’est avec raison que Bruno Sebald analyse son legs discographique. Quant à Sylvia L’Ecuyer, elle retrace le parcours massenétien du couple Bonynge-Sutherland et de l’inséparable Huguette Tourangeau, protagonistes de la Massenet Renaissance des années 1970, auxquels on doit d’irremplaçables intégrales de studio, notamment Esclarmonde et Le Roi de Lahore.
L’évolution de la mise en scène inspire aussi d’excellentes réflexions à Cécile Auzolle, qui évoque les choix de programmation de Jacques Rouché, directeur de l’Opéra de Paris de 1914 à 1945. Il est bon de se rappeler à quelle levée de boucliers se heurta Rolf Liebermann lorsqu’il tenta de ressusciter Don Quichotte : en 1974, tous les beaux esprits s’unirent pour cracher sur une œuvre aussi misérable qui ne méritait que l’oubli. La récente production de Cendrillon proposée par Benjamin Lazar est assurément l’un des plus beaux spectacles de ces dernières années, et il est amplement légitime d’analyser cette mise en scène aussi pleine intelligence.
La dernière partie du volume est plus musicologique : elle s’appuie sur l’examen d’exemples musicaux précis pour régler la vieille question de l’influence de Massenet sur Debussy, mais aussi sur son rival Puccini ou son élève Reynaldo Hahn. Plus inattendus, Charles Koechlin et Olivier Messiaen eurent aussi à dire sur Massenet, en leur temps. Le livre se conclut sur un long texte rétrospectif où Gérard Condé évoque son parcours massenétien, qui se confond avec la lente résurrection du compositeur depuis la fin des années 1960.
Alors que l’Opéra de Paris va enfin donner Le Cid (même si la reprise de cette production marseillaise ne risque guère de susciter l’enthousiasme), peut-on se prendre à rêver d’un retour en force de titres plus rares encore ? Allez, soyons fous : Monsieur Lissner, à quand Esclarmonde à la Bastille, avec une soprano colorature bien médiatique, et dans des décors de Philippe Druillet, par exemple ?