C’est une Lucia qui est apparue, vocalement et psychologiquement, avec un petit air bipolaire, jeudi à l’Opéra de Clermont-Ferrand. La soprano Burcu Uyar nous a en effet brossé l’héroïne de Donizetti tantôt à grands traits, tantôt avec infiniment de subtilité. Sans faire ombrage à ses indéniables capacités vocales, on peut porter au débit de la jeune franco-turque une dommageable propension à tirer le rôle vers un canto di forza aux aigus tendus. Son aria « Regnava nel silenzio », chiche en nuances et plus dominé par la performance criée qu’inspiré par son sujet, accuse en outre un vibrato un tant soit peu instable. A l’opposé elle se révèle plus que convaincante en déployant tout un éventail de subtilités et de souplesse timbrique dans un « Ah ! Verrano a te », palpitant de tendresse et d’amour. Même impression mitigée sinon franchement en dents de scie, dans le trop fameux « Il dolce suono » où son « Ohimé » traduit si peu le désespoir que l’on peine à croire à la folie en dépit de quelques beaux aigus bien tenus et cette fois tout en souplesse. Réserves d’autant plus pénalisantes que Burcu Uyar ne s’affirme pas par ses talents de tragédienne ni par son aisance à occuper l’espace. Ses graves à la peine sont heureusement relégués au second plan par des vocalises d’une pure délicatesse sur le solo de flûte.
Certes, si l’on ne veut pas sempiternellement repasser les plats de références à jamais figées dans le marbre, il faut aussi que les interprètes acceptent d’oublier un passé quelque peu encombrant pour enfin se réapproprier le rôle sans chercher à outrepasser leurs talents. Problématique qu’à l’évidence un Julien Dran a su quant à lui tout-à-fait intégrer. Il investit son Edgardo avec l’envergure et la grandeur d’âme du parfait héros romantique : sensibilité à fleur de peau dans le tendre « Ah ! Verranno a te » et passion exacerbée dans le sextuor « Chi mi frena ». Psychologiquement crédible car travaillée en profondeur, sa ligne vocale claire, bien timbrée, impose de façon irrécusable la noblesse fougueuse du personnage. Lauréat du 21e Concours de chant de Clermont en 2012, Julien Dran a soin de ne pas extravertir la classe naturelle d’un port de voix bien équilibré et ductile sur tout le registre. Elégance de l’émotion et charisme sont soutenus par une technique jamais prise en défaut notamment dans le contrôle des aigus. Une limpidité de l’émission qui s’illustre superbement dans « Rispetta almeno chi muore per te ». Face à lui, il fallait toute la talentueuse autorité d’un Gabriele Nani pour imposer la noire perfidie d’Enrico. Implacable de férocité, maître dans l’art de corser un médium dans « Cruda, funesta smania », ce baryton de belle étoffe investit son personnage d’une densité dramatique habitée par un indéniable vécu, que ne dément pas l’éloquence de sa diction. Triple ban également au Raimondo à la théâtralité aristocratique de Christophe Lacassagne. Le mordant de sa diction et la justesse de l’intonation au grain chaleureux confèrent à son personnage une vraie dimension humaine où perce toute l’ambiguïté de sa soumission à l’autorité. Enfin pour réduite qu’elle soit, la performance d’Eric Vignau en Arturo n’en est pas moins habile d’un point de vue dramaturgique. Il se retrouve au cœur de l’action en donnant l’illusion de ne pas mesurer son degré d’implication dans le drame qui se jouerait presque à son insu. Il y parvient avec un cynisme calculé et cette ambivalence qui fait la richesse du rôle.
On le voit, cette coproduction avec l’Opéra Eclaté bénéficie d’un plateau dont l’implication était loin d’être négligeable. D’autant que chacun se devait de composer avec une mise en scène pour le moins paresseuse d’Olivier Desbordes. Le décor d’une déprimante aridité, réduit à plan incliné archi convenu en forme de trapèze, non content de manquer singulièrement d’imagination, ne favorisait guère la dramaturgie. L’arrivée de l’héroïne sur un char antique paraît tout aussi incongrue. On éprouve la désagréable impression que tout est fait de récupération, de recyclage et raboutage d’éléments disparates, à minima, sans grand soucis de cohérence et surtout vide de sens. A l’exemple de la source dissimulée sous ce qui s’apparente furieusement à une plaque d’égout, et qui est appelée à engloutir Lucia ; ou de la cueillette de camélias au beau milieu de la scène de la folie. Pourquoi pas alors une version de concert ?
On en rêvait devant le sans faute de Gaspard Brécourt à la tête de l’Orchestre Opéra Eclaté. Il rendait pleinement justice à la finesse des profils psychologiques des protagonistes de ce chef-d’œuvre d’une écriture mélodique extrêmement inventive. En chef scrupuleux, il sait galvaniser ses pupitres tout en respectant la clarté formelle de la partition. L’expressivité ne se fait jamais au détriment de la rigueur architecturale. Avec probité et une absolue maîtrise du détail, il sert autant la transparence que la part de mystère du phrasé donizettien.