Carton plein en ce dimanche après-midi à l’Opéra de Marseille, pour une production de Madama Butterfly née au même endroit en 2002, reprise en 2007 et qui a depuis tourné dans divers théâtres. Elle n’a pas changé fondamentalement. Les hameçons destinés à capter la bienveillance d’un public prêt à se laisser attendrir sont toujours là, et même multipliés, car l’enfant de l’amour est flanqué de compagnons de jeu probablement nés comme lui d’unions éphémères. La séance de photographie participe de l’intention d’ancrer le drame dans la réalité de l’époque considérée sans dorer la pilule. Ainsi la maisonnette a toujours l’air d’une baraque de bric et de broc, et le « fiorito asil » l’est toujours aussi peu quand Pinkerton le chante. Quant au « rêve » où l’oncle de Cio-Cio San dirige une troupe de spectres menaçants surgis de l’au-delà tels des ancêtres bafoués il ne nous convainc toujours pas de sa nécessité dramatique. Mais, soit que les mouvements de cette « chorégraphie » aient été revus, soit que les lumières aient été elles aussi modifiées, la scène n’a pas suscité de rejet. Ajoutons que la direction d’acteurs est globalement d’une grande fidélité aux didascalies ; presque tous les intervenants s’immergent dans le drame avec une intensité immédiatement perceptible car l’interprétation est étroitement modelée sur les nuances du texte.
Seul problème, l’opéra, ce n’est pas que du théâtre, et dans le premier acte le rôle-titre semble à la peine. Svetla Vassileva est dotée d’un physique avenant, gracieux et juvénile, et elle semble à son aise sur les planches. C’est la voix qui pose problème, tant le chant est dépourvu de la souplesse du ramage de Butterfly, Fatigue passagère que la chanteuse cherche à compenser en forçant ? Il est vrai que la vaillance de Teodor Ilincai, au registre aigu très sûr, exprime sans réserve la santé d’un corps robuste, la relative rareté des nuances découlant de la nature frustre d’un jeune homme étranger aux délicatesses du sentiment. La solidité et la gravité des accents de Sharpless sont bien celles de l’homme responsable en qui la fonction n’a pas étouffé la sensibilité, et Paulo Szot les fait entendre et voir magistralement. S’il est des Suzuki aux graves plus spectaculaires, celle de Cornelia Oncioiu conquiert par une musicalité exempte d’effets grossissants qui donne au personnage de la suivante un charme et une dignité rares. Ce dosage équilibré entre effronterie et servilité, Rodolphe Briand en Goro le réalise avec une maestria légère qui rendrait presque sympathique cet ignoble commerçant. Somme toute, les qualités des uns compensent les limites de l’autre.
Basile Mélis (Douleur) et Svetla vassileva (Cio-Cio San) © Christian Dresse
Mystères de l’être humain ! Après l’entracte, la voix de Svetla Vassileva n’a pas changé mais elle semble moins raide, moins tendue. La zone grave est toujours aussi peu sonore, mais le chant a gagné en fluidité. Cessant d’être l’émission crispée d’une chanteuse en train de remplir un contrat, il va devenir l’âme de la malheureuse qui se cramponne bravement, désespérément, à ses illusions. Il en sera ainsi jusqu’à la fin et du coup, animé par l’engagement théâtral déjà mentionné, le spectacle va décoller, la représentation en matinée devenant enfin le drame qu’elle avait pour sujet. Jusque-là tenue à distance l’émotion peut enfin affluer et l’écoute passive du spectateur se transformer en vibrante connivence. Même le riche Yamadori sobrement incarné par Camille Tresmontant semblera sincèrement meurtri par les refus de Cio-Cio San. Touchante aussi la brève intervention de Jennifer Michel en Kate Pinkerton. Peu convaincants pour nous pendant la noce, les chœurs enchantent à la fin du deuxième acte, dans l’air à bouches fermées auquel l’effet de lointain donne une douceur et une mélancolie poignantes, ainsi que dans le chant des mariniers du troisième acte. On ne saurait enfin passer sous silence la performance du garçonnet qui incarne le fils de Pinkerton et Butterfly avec une sûreté digne d’un professionnel aguerri.
Dans la fosse Nader Abbassi a retrouvé un orchestre avec lequel il entretient des relations épisodiques mais relativement anciennes. Aucun histrionisme dans sa direction, tout entière au service de l’œuvre. D’une vigilance constante à l’égard des divers pupitres il obtient une exécution sans bavures et un contrôle du volume qui sans nuire au lyrisme favorise certainement les chanteurs tout en ciselant les nuances orchestrales amoureusement instillées par Puccini dans la partition. C’est un bel exemple d’interaction propre à l’opéra et indispensable au succès d’une représentation. Celle-ci s’achève en triomphe pour Svetla Vassileva, dont la grâce et le jeu pathétique ont fait oublier les limites vocales. Après tout, l’opéra n’est-il pas l’art qui sublime l’illusion ?