Les contemporains du jeune Mozart s’extasiaient devant sa virtuosité, sa mémoire et son invention musicales, mais ce qui nous impressionne davantage encore dans Mitridate, c’est l’apparente facilité avec laquelle ce prodige de quatorze ans s’approprie les codes dramaturgiques de l’opera seria, à commencer par le potentiel rhétorique de l’aria da capo. Bien sûr, nous rappelle Christophe Rousset dans le programme de salle, il ne crée pas ex nihilo. L’ouvrage trahit l’influence de l’Armida abbandonata de Jommelli, qu’il a découverte à Naples quelques semaines avant de se mettre au travail. Toutefois, si la cavatine d’Aspasia « Pallide ombre » épouse « le schéma jommellien », observe Rousset, elle « atteint un niveau de puissance expressive qui fait pressentir tout ce que sera Mozart adulte : courbe de chant d’une grâce infinie et maîtrise du langage harmonique qui densifie le drame ». Encore faut-il que les interprètes sachent l’investir tout en assumant les exigences, techniquement exorbitantes, de leurs rôles. C’est le pari fou, mais, pour l’essentiel, relevé avec brio par cette nouvelle production de la Monnaie.
Dès le premier air (« Al destin, che la mineccia » d’Aspasia), la reprise nous surprend, à la fois par son originalité, mais aussi parce qu’elle ne vise pas seulement à éblouir l’auditeur : elle sert également le texte, ce qui, hélas, n’arrive pas tous les jours. Ce supplément d’intelligence est certainement autant le fait de la soliste que du chef, que l’on sait attentif à la pertinence de l’ornementation et prompt à partager ses idées avec les chanteurs. Christophe Rousset imprime un élan irrésistible à une partition qu’il avait déjà abordée, sur scène et en studio, dans les années 90 (Decca) et dont il a développé une compréhension intime et très organique, sans la moindre baisse de régime, avec la rigueur rythmique qui l’a toujours caractérisé. Toutefois, loin de pratiquer exclusivement la pointe sèche et de presser le pas, il sait également brosser large, respirer, nuancer les éclairages, comme affiner les textures d’un Orchestre de la Monnaie très réactif et d’une belle tenue, n’étaient quelques approximations parmi les vents.
Aucune imprécision, en revanche, ne vient ternir la performance, vocalement éblouissante, de Lenneke Ruiten (Aspasia), applaudie in loco la saison dernière en Ophélie. En outre, l’actrice rend palpable l’angoisse qui dévore l’héroïne assaillie par l’adversité et son récitatif accompagné du III (« Ah ben ne fui presaga ! »), intériorisé jusqu’au murmure, couronne une prise de rôle particulièrement fouillée. A l’affiche de la récente production parisienne de Mitridate, Myrtò Papatanasiu campe un Sifare particulièrement juvénile, à la fois combattif et tendre, qui nous fait chavirer dans un « Lungi da te » suspendu, voluptueux et d’un raffinement inouï. Autre ivresse belcantiste, le duo avec Aspasia, au II, où les amants malheureux rivalisent de délicatesse comme d’habileté dans la voltige, le velours du soprano grec offrant un contraste idéal avec le cristal de sa partenaire.
© Bernd Uhlig
Moins hardie dans les acrobaties, du reste parfaitement exécutées, qui jalonnent la partie d’Ismene, mais d’une musicalité rayonnante, Simona Saturová ne démérite pas et lui confère une réelle épaisseur. Le Mal, c’est bien connu, peut prendre une forme éminemment séduisante. Dommage que le ramage de David Hansen ne se rapporte guère à son physique, à moins qu’il ne s’agisse d’un parti pris, le contre-ténor donnant parfois l’impression d’enlaidir volontairement son émission pour rendre Farnace détestable. Si l’instrument paraît fatigué, Yves Saelens (Arbate) possède le métier qui, par contre, fait défaut au Marzio assez vert, quoique prometteur, de Sergey Romanovsky. En vérité, s’il semble, a priori, difficile de tirer son épingle du jeu avec un seul air, fût-il aussi brillant que le leur, cela devient carrément impossible face à Michael Spyres. Tout a déjà été dit et écrit, sur la longueur, la flexibilité et l’endurance, phénoménale, de son organe. Après Paris et Dijon, le ténor américain retrouve le rôle-titre et affronte, avec une aisance renouvelée, son ambitus vertigineux, ses nombreux contre-ut et ses sauts d’intervalles assassins, renchérissant avec un aplomb et une insolence jubilatoires.
Toutefois, c’est par le truchement de la mise en scène que la star réussit un autre exploit : se faire applaudir avant même d’avoir ouvert la bouche ! Michael Spyres surgit, en chair et en os, au milieu du public qui vient de le voir, sur les images que diffusent des écrans suspendus aux cintres du chapiteau, sortir d’une limousine noire : Mitridate rejoint in extremis un sommet entre l’Union Romaine et le Royaume du Pont qui ressemble, à s’y méprendre, aux grands meetings de l’Union Européenne, le Palais de la Monnaie arborant une multitude de drapeaux nationaux. Jean-Philippe Clarac et Olivier Deloeil multiplient, avec juste ce qu’il faut d’humour, les clins d’œil à notre époque hyper connectée et saturée par le flux continu d’informations : des flash muets de TV Pontus (« breaking news ») remplacent ou illustrent les didascalies, mêlant des images de vrais chefs d’état à celles des protagonistes de l’opéra, évidemment équipés de Smartphones et de tablettes, et qui, sur le plateau cette fois, donnent des conférences de presse ou prononcent des discours à une tribune.
Cette transposition fonctionne remarquablement bien et dépasse l’anecdote pour prendre une résonance toute particulière à Bruxelles, sur fond de Brexit et de crise migratoire qui interrogent l’identité européenne, sans jamais troubler la lisibilité de l’intrigue. Au contraire, Clarac et Deloeil actualisent le propos, mais savent également l’enrichir, notamment en se souvenant de l’Histoire. Si Mitridate retrousse sa manche pour s’enfoncer une aiguille dans le bras, ce n’est pas parce que les metteurs en scène ont décidé, arbitrairement, que le personnage se drogue ou souffre de diabète, mais parce que cette nature foncièrement jalouse et violente, est aussi paranoïaque : le despote s’injecte régulièrement du poison pour se prémunir des tentatives d’empoisonnement qu’il redoute, une pratique qui porte d’ailleurs aujourd’hui son nom : la mithridatisation. Cette direction d’acteurs, au cordeau et qui ne laisse rien au hasard, se nourrit ainsi d’une lecture approfondie des sources et compte pour beaucoup dans la réussite du spectacle.