Un demi-siècle après Parsifal, où Wagner, en renonçant à décrire le Graal, mettait au cœur de sa dernière œuvre une gigantesque interrogation, Arnold Schoenberg se penchait, avec Moses und Aron, sur la foi révélée, intimement intégrée mais impossible à dire, inapte au partage. De ces deux opéras de l’ineffable qui posent cruellement la vanité de toute représentation comme préalable à ceux qui sont chargés de les représenter, le plus récent n’est sans doute pas le plus aisé, avec l’exigence de son livret, l’âpreté et la radicalité de sa musique. Et c’est un grand défi à relever que de creuser, au début du mandat effectif de Stéphane Lissner, l’enjeu de Moses und Aron, que l’on trouve moins du côté des persécutions religieuses ou des violences de l’intolérance que dans l’impossibilité de diffuser un idéal sans en trahir la force.
C’est le principal mérite de Romeo Castellucci que de l’avoir compris, qui construit tout son spectacle sur la perversion du langage : c’est dans l’obscurité que Moïse a la révélation et c’est en pleine lumière, après avoir consenti à traverser un écran dont on saisit qu’il sépare l’essence des choses et leur image, qu’il se heurte aux interprétations forcément lacunaires d’Aaron. Pendant que celui-ci tente de convaincre le peuple, une nuée de mots, toujours plus nombreux, plus incohérents, plus vides de sens, capturent le regard ; et comme Emma Bovary meurt avec un goût d’encre dans la bouche, c’est en se vautrant dans une eau noire souillant l’immaculé de la foi authentique que le chœur s’adonne à l’orgie – et badigeonne le pelage blanc du taureau Easy Rider, assurément l’une des vedettes de la soirée.
© Bernd Uhlig
Ce spectacle éminemment esthétique, garni d’images puissantes et de symboles frappants, serait-ce perfidie de trouver qu’il y manque une mise en scène ? Disons plutôt : une direction d’acteurs. Et une réflexion sur les personnages à la hauteur des questionnements qui les traversent. S’il est tentant de prendre le parti de Moïse, Aaron est-il pour autant ce parleur superficiel tout juste bon à s’empêtrer dans les subterfuges de sa rhétorique ? La raison n’est-elle pas de son côté, quand il demande à Moïse d’aimer le peuple, dans la dernière scène du II (dernière scène tout court, dans cette œuvre restée inachevée) ? Moïse, quant à lui, avait-il réellement envie de redescendre du Mont Sinaï, où il a vécu « près de ses idées » ? Si surtout, comme l’écrivait le contemporain de Schoenberg qu’était Wittgenstein, « les frontières de mon langage sont les frontières de mon monde », la pureté de la foi ressentie par Moïse n’est-elle pas, elle aussi, soumise au prisme d’un langage intérieur inévitablement imparfait ? Face à ces questions, la simplicité aux confins du manichéisme adoptée par Castellucci nous fait parfois penser avec regrets à ce qu’aurait pu laisser voir ici Patrice Chéreau, initialement prévu pour mettre en scène la première grande production de l’ère Lissner.
L’animation de ce livre d’images aussi superbe que froid demande une équipe habitée. Au milieu de choristes extrêmement impressionnants, et maîtres d’un allemand très intelligible, les seconds rôles, impeccables, font notamment ressortir le prêtre inquiétant de Ralf Lukas et le jeune homme de Nicky Spence. Mais c’est avant tout un duo que l’on attend : si John Graham-Hall peine dans une tessiture toute en tensions, si Thomas Johannes Mayer ne va pas encore au bout de l’éloquence que le Sprechgesang peut permettre à son timbre à la fois clair et percutant, on croit à leur fratrie dépareillée et conflictuelle, irréconciliable mais inséparable.
Face à un orchestre déjà étonnamment rompu à Schoenberg, et qu’on attend avec d’autant plus d’impatience dans les Gurrelieder à la Philharmonie, Philippe Jordan est impeccable, mais presque précautionneux, s’accrochant aux barres de mesures pour tendre sous ses musiciens et ses chanteurs un filet de sécurité aux mailles desquelles s’accrochent, au passage, quelques une des tensions et des émotions qui traversent la partition. Encore un langage que ce soir, il convenait de maîtriser plutôt que d’exprimer…