Et si, pour une fois, on appréhendait Norma sans invoquer les mânes de Callas – inégalable druidesse, c’est entendu, n’en parlons plus. Si par la même occasion, on abandonnait aux exégètes les questions philologiques : Pasta (la créatrice du rôle-titre), Grisi (celle d’Adalgisa) et l’inversion des tessitures imposée par la tradition. Qui est mezzo ? Qui est soprano ? Si, plutôt que de s’embarrasser de considérations musicologiques, on laissait chanter librement le chef d’œuvre de Bellini, sans à priori, ne serait-ce que pour apprécier la somme de prouesses réalisées tout au long de cette première représentation de Norma mise en scène par Stéphane Braunschweig au Théâtre des Champs-Elysées jusqu’au 20 décembre prochain.
Prouesse vocale : Maria Agresta assume la totalité de la partition dans son inhumaine étendue, sans tricher. La longueur de souffle est impressionnante. Certaines notes atteignent des hauteurs incroyables, d’autres s’étirent au-delà de l’imaginable. Prouesse en termes d’endurance, suffisante pour qu’à l’issue de ce qui s’apparente à un marathon vocal, la fatigue ne se fasse pas entendre. Prouesse théâtrale, avec une volonté de dépasser les difficultés techniques du rôle pour lui donner chair. Norma, telle qu’on la conçoit souvent – acrimonieuse, furieuse, amère, vengeresse – n’est pas dans la nature de Maria Agresta. Il lui faut échauffer peu à peu son tempérament pour parvenir à l’embrasement final. Assister à cette montée de pression, d’un « Casta Diva » d’albâtre, si soigné qu’il peut paraître inanimé, à un « Deh ! non volervi vittime » incandescent ne peut laisser indifférent. Prouesse aussi que l’entente fusionnelle de Norma et d’Adalgisa : alchimie de timbres qui ne sont pas si dissemblables, avec dans le chant de Sonia Ganassi, le même engagement, immédiatement perceptible, la même maîtrise d’un ambitus implacable, le même souci de la ligne, la même capacité à nuancer, et ce supplément d’âme que représente l’usage d’un vocabulaire belcantiste, appris au contact répété de Rossini.
© Vincent Pontet
A la tête de l’Orchestre de chambre de Paris, Riccardo Frizza imprime à l’ensemble un élan nécessaire pour que l’ouvrage apparaisse, non comme une suite de numéros disjoints, mais comme un fil tendu vers son dénouement tragique. D’une cohésion encore plus affirmée lorsque voix d’hommes et de femmes sont réunies, le Chœur de Radio France lance des « guerra » à faire trembler le lustre de Baguès. Sophie Van de Woestyne en Clotilde et Marc Larcher en Flavius ne font que passer. Riccardo Zanellato est un Oroveso solide sans rien d’imposant ou de sépulcral. Une certaine timidité expressive dissimule une expérience forgée depuis le milieu des années 90 dans les plus grandes maisons d’opéra.
L’interprétation de Pollion par Marco Berti d’une voix de stentor incontrôlée nous renvoie à un mal canto que l’on pensait révolu. Le ténor sera sanctionné au moment des saluts, moins cependant que le metteur en scène et son équipe, accueillis par une bordée de huées. C’est leur faire payer un peu cher la tristesse d’un décor uniformément gris et la laideur de costumes taillés dans des sacs à patates. Transposer Norma dans un bunker à notre époque n’a plus rien de choquant. D’autant que le travail sur le mouvement est soigné, que la lisibilité de l’intrigue reste constante et que certaines idées sont du meilleur effet: la projection en ombre chinoise du chêne druidique par exemple, ou, les deux enfants jetés par Norma dans les bras d’Oroveso lors de cette scène finale dont on dit qu’elle inspira à Wagner la mort d’Isolde.