Un ravissement. C’est ainsi que l’on pourrait qualifier cette reprise de la production de l’Orfeo de Monteverdi (déjà applaudie à Baden-Baden) mise en scène et chorégraphiée par Sasha Waltz à l’opéra de Lille. Toute la vie est là, dans cette musique d’un raffinement extraordinaire, qui ne nous parle que des questions essentielles : vivre, aimer et puis mourir. Ici tout fait corps, tout est vérité, et cela nous bouleverse.
Lorsque retentissent les premières notes cuivrées de la toccata initiale, une structure en bois aux battants mobiles apparaît, et, peu à peu, chacun des êtres qui investit l’espace devient un pan de ce simple et vivant décor. Les musiciens du Freiburger BarockConsort enceignent la scène où tous les personnages chantent et dansent dans un même souffle, cueillant les fleurs et les fruits comme le jour. Dans cet Âge d’or shakespearien, la magie orphique opère, les personnages disparaissent et réapparaissent tour à tour, changeant leurs robes légères au gré de leurs voyages. Au revers de cette ambiance de volupté, les Enfers dégagent une esthétique terrifiante que l’on retrouve dans certains grands tableaux de maître, tel un Radeau de la Méduse de Géricault, où les corps entortillés se mêlent à une onde impure et agitée. Dans l’ensemble, la danse épouse ici le chant comme un miroir du drame, et devant tant d’allégresse et d’émotion communes, l’on voudrait soi-même entrer sur scène, danser, chanter, rire enfin.
© Sebastian Bolesch
C’est un amour fou qui traverse le regard d’Orfeo et d’Eurydice, incarnés par Georg Nigl et Anna Lucia Richter. Il y a chez le baryton une sorte de lâcher prise admirable où rien d’autre n’existe que le chant qu’il livre dans la vérité de l’instant, allant parfois jusqu’à improviser son jeu. Sa partenaire, petit bout de femme juvénile et solaire, déclame son texte d’une voix au timbre velouteux avec une puissance inattendue. Charlotte Hellekant, dans les rôles de la Messagère et de l’Espérance, possède beaucoup de charisme et de prestance. Bien que son chant trahisse des moyens limités dans le registre aigu, il transmet une émotion palpable dans la souffrance endurée par son personnage de Messagère. Se mouvant essentiellement en fond de scène, Douglas Williams parvient assez aisément à se faire entendre dans le personnage de Caron, même si le registre très grave de ce rôle ne permet pas de révéler les véritables couleurs de la voix du baryton. Dans le couple Proserpine et Pluton, interprétés par Luciana Mancini et Konstantin Wolff, la première apparaît sans aucun doute comme la plus solide, déployant avec grâce sa voix superbe et son charme, triomphale sur les épaules de son partenaire qui ne démérite pas. Enfin, la performance du Vocalconsort Berlin est à ce point remarquable que, malgré les diverses chorégraphies, parfois éprouvantes, les voix, d’où qu’elles viennent, demeurent parfaitement à l’unisson.
La mise en espace de l’orchestre dirigé par Torsten Johann est une grande réussite et participe de cette atmosphère festive et détendue où règne un véritable esprit de troupe. Tous, d’ailleurs, s’en vont danser ensemble dans leur dernier voyage vers les Cieux, ainsi que le décrit le baladin dans le Septième Sceau de Bergman : « Là-bas sur le ciel d’orage, ils y sont tous […] Et la Mort, implacable, les invite à la danse. Elle veut qu’ils se tiennent la main et qu’ils forment une vaste ronde ».