Otello est un de ces titres « populaires » qui reviennent environ tous les dix ans à Orange : les précédentes éditions datant de 1993 et de 2003, il était donc temps de reprogrammer l’œuvre. Et comme Roberto Alagna était prêt à ajouter ce rôle à son répertoire, l’occasion était trop belle pour la laisser passer. C’est donc pour lui que les Chorégies 2014 affichent l’avant-dernier opus verdien, avec raison. Christophe Rizoud a dit tout le bien qu’il y avait lieu de penser des extraits donnés en concert à Paris fin juin (voir compte rendu), mais cette fois le pas est franchi, et le pari est tenu. Roberto Alagna s’est expliqué sur sa conception du personnage, et l’on peut appliquer à son Otello la formule de Shakespeare dans Macbeth, « Fair is foul and foul is fair », dont on traduit parfois la deuxième partie par « Le noir est clair ». Cet Otello est clair de peau et clair de voix, à cent lieues des ténors barytonnants passés au cirage : Maure renvoie à l’Afrique du Nord, au Maghreb et non à des zones tropicales, et ce n’est pas parce que ce héros est tourmenté qu’il doit avoir un timbre sombre. Roberto Alagna a eu mille fois raison de faire sien ce rôle, avec la voix qui est la sienne, pour proposer son Otello. Cette interprétation s’affirmera encore avec les années, mais il est d’ores et déjà évident que ce personnage convient bien au ténor français qui l’incarne avec toute la conviction de geste et d’accent dont on le sait depuis longtemps capable. Il retrouve à Orange sa Desdémone parisienne, Inva Mula : si l’on pourrait souhaiter plus d’angélisme dans les deux premiers actes, elle s’avère souveraine dans le finale du troisième (bien qu’à terre et maltraitée) et sa chanson du Saule est magnifique, pleinement incarnée.
Inva Mula et Roberto Alagna © Gromelles
Changement en revanche pour Iago : Seng-Hyoun Ko est déjà venu plusieurs fois à Orange, pour d’autres rôles verdiens. Avec lui, c’est l’autre moitié de la formule shakespearienne qui semble vraie. Le clair est noir : la voix de cet artiste, saine et sonore, s’épanouit davantage dans le grave que dans l’aigu, ce qui n’est pas forcément ce que l’on attend d’un baryton verdien. Quant à l’acteur, il semble plus limité, mais cela tient peut-être au lieu et à la mise en scène. Florian Laconi est un superbe Cassio et, même s’il l’on se réjouit de l’entendre souvent en France, il serait temps que ce ténor fasse la carrière internationale qu’il mérite. Souvent vue à Orange dans ces seconds rôles verdiens, Sophie Pondjiclis est une solide Emilia. Parmi les personnages secondaires, on détachera l’éloquent Lodovico de la basse italienne Enrico Iori.
A la tête d’un Orchestre Philharmonique de Radio France qui déploie en plein air les mêmes subtilités que dans une salle de concert (admirable précision des bois, sonorités chaleureuses des violoncelles), Myung Whun Chung dirige une œuvre qui lui tient à chœur, puisqu’il la grava en 1993 avec Placido Domingo et les forces de l’Opéra de Paris dont il était alors directeur musical. Sa baguette attentive et implacable impose un rythme sans répit et met en valeur la finesse de l’écriture orchestrale de Verdi. Les différents chœurs rassemblés pour faire masse sur la gigantesque scène du Théâtre antique se montrent parfaitement à la hauteur de leur tâche, avec une belle homogénéité et les nuances qu’on est en droit d’attendre dans cette musique.
La mise en scène de Nadine Duffaut se situe un cran en dessous, en se contentant d’une mise en place lisible de l’action. Seule originalité, mais qui ne convainc pas toujours : un grand miroir brisé, principal élément de la scénographie d’Emmanuelle Favre, est utilisé pour projeter des images correspondant à ce que les personnages ont en tête (le visage de Desdémone pour Otello jaloux), parfois à un flashback plus ou moins réel (le récit du prétendu songe de Cassio par Iago) ou sans véritable justification, comme au premier acte où la silhouette du Maure y apparaît pendant la tempête, bientôt remplacée par son visage autour duquel tourne un projecteur. Les costumes Renaissance de Katia Duflot sont tous dans des tons gris argenté, sauf pour Otello qui est en rouge vif ; on se demande un peu pourquoi Desdémone se couche dans un lit aux draps et aux oreillers noirs. Parce que le noir est clair et que le clair est noir, sans doute.