Après une Passion selon Jean donnée en 2014 dans ce même lieu, le chef Itay Jedlin revient en 2015 au festival d’Ambronay avec son ensemble Le Concert Étranger pour réaliser un projet ambitieux, celui de recréer la Passion selon saint Marc de Jean-Sébastien Bach, œuvre perdue mais dont on sait qu’elle a été donnée à Leipzig en 1731, puis en 1744. La reconstitution musicale effectuée par Freddy Eichelberger, organiste titulaire au temple du Foyer de l’âme à Paris, repose sur des recherches savantes et des choix, comme celui de recomposer tous les récits et les turbae (interventions de la foule). On sait par ailleurs que l’œuvre ressortit, dans sa technique de composition, au genre de la parodie, c’est-à-dire de la réutilisation pour d’autres paroles de mélodies et harmonisations déjà mises au service d’autres œuvres – c’est ici le cas de deux chœurs et trois airs provenant de la Trauer-Ode de 1727. Divers chorals et plusieurs épisodes liturgiques complètent cette reconstruction qui aboutit à une magnifique architecture, admirablement servie par les musiciens du Concert Étranger dirigés avec une intense ferveur par Itay Jedlin tout autant que par l’acoustique de l’Abbatiale d’Ambronay.
© Bertrand Pichène
Un savant équilibre se dégage entre précision, virtuosité et émotion, tant pour ce qui concerne les instruments que pour ce qui est des voix. Le chef-d’œuvre reconstitué, loin d’apparaître comme objet figé dans une contemplation muséale, communique à l’auditeur sa vivacité et sa diversité. Cette Passion exprime toutes les passions humaines, depuis la composition sensible et dramatique du ténor Vincent Lièvre-Picard en Évangéliste, dont la diction de la langue allemande est saisissante de précision et d’authenticité, jusqu’aux interventions puissamment impressionnantes des basses Nicolas Brooymans et Lisandro Abadie, qui interprètent le personnage de Jésus. Alors que l’ensemble vocal formé par les solistes, notamment dans les passages a cappella, est d’une homogénéité parfaite et déploie un luxe de nuances qui les unit dans ce qui semble être un seul souffle, les interventions individuelles marquent des contrastes rappelant sans cesse le sens opératique de Jean-Sébastien Bach. Ainsi des envolées lyriques réservées aux sopranos Hasnaa Bennani et Agnes Zsigovics, des inquiétantes descentes sur les notes graves de l’alto Lucile Richardot, des mélismes et de l’émotion contenue des airs de ténors chantés par Jeffrey Thompson et David Munderloh.
Itay Jedlin dit avoir voulu « replacer l’œuvre dans son cadre liturgique ». C’est pourquoi un autre élément s’ajoute à ce concert : il s’agit de convier le public à chanter trois chorals à l’unisson. Dès le début de la représentation, un chantre – incarné de manière très théâtrale par Stefan Früh – invite l’assemblée à chanter le choral de Johann Hermann Schein « Da Jesu an dem Kreuze stund ». Une partie du public, qui a eu l’occasion de se familiariser avec le texte et la mélodie en fin d’après-midi, répond à cet appel avec plus ou moins d’exactitude et de justesse. Cette formule « participative » se renouvellera à deux reprises, le choral final (« Nun danket alle Gott ») faisant même l’objet d’une reprise, à l’invitation du chef, en guise de « bis ». Il n’est pas certain que cette pratique améliore la qualité du spectacle – car c’est avant tout à un spectacle que les auditeurs viennent assister, et non à un office religieux, fût-ce dans une abbatiale, et il est peu probable que l’on puisse reconstituer ce qui faisait la spécificité du public allemand de Leipzig en 1744, tout imprégné de culture luthérienne et de pratique quotidienne du chant et de la musique. Il nous semble que c’est précisément parce que nous ne sommes pas à Leipzig en 1744 que nous pouvons assister à un concert dont nous apprécions la haute qualité artistique, indépendamment de toute pratique religieuse. Concernant ce dernier aspect, on constate d’ailleurs rapidement les limites d’une volonté aussi louable de reconstitution sociologique d’un « public » : participer au choral ne rend pas les auditeurs plus prévenants ni soucieux de leurs voisins.
Ce sont donc in fine la musique et le chant ainsi rendus vivants par des artistes se consacrant pleinement à leur art qui font la valeur d’une telle soirée, la participation du public n’ayant d’autre effet que de souligner plus intensément la perfection d’une interprétation en tous points exceptionnelle.