Guillaume Tell à Bad Wildbad ? Mais comment feront-ils ? C’est la première idée qui vient, au souvenir de l’exiguïté de la scène de la Trinkhalle, dont le nom indique assez qu’elle n’a pas été conçue comme une salle de spectacle. L’entreprise semble impossible ! Et pourtant il l’a fait. Il, c’est-à-dire le deus ex machina de ce festival, son intendant Jochen Schönleber, qui outre la direction artistique de la manifestation assume aussi les risques d’une mise en scène dans un espace aussi peu propice à représenter l’immensité des espaces naturels qu’à permettre la circulation fluide des nombreux participants. Il déploie donc tout au long de la représentation une ingéniosité de quasiment tous les instants pour pallier les contraintes du lieu, tout en cherchant à faire apparaître la cohérence d’une histoire, celle du couple Arnold-Mathilde, emportés malgré eux dans l’Histoire et contraints de prendre parti. Ainsi la célèbre ouverture devient avec l’aide de quelques accessoires un concert au château d’Altdorf, auquel Arnold assiste – signe de la position ambigüe à l’égard de l’occupant autrichien que lui reprochera Tell – et durant lequel on devine par leur attitude que la princesse Mathilde et lui ont un rapport amoureux tandis que des manifestants brandissant des pancartes témoignent du mécontentement populaire. Les chœurs nuptiaux du premier acte sont l’occasion d’une pantomime avec constitution puis remise du trousseau conformément à la tradition. Les danses nombreuses chorégraphiées par Matteo Graziano sont très habilement intégrées à l’action, soit comme ici en manifestations d’un folklore maintenu vivant, soit plus tard comme brimades en tant qu’exhibitions forcées, puis comme tortures lorsqu’elles sont indéfiniment reprises, soit encore comme bravades menaçantes dans les démonstrations de force des soldats. La sombre forêt est une projection sur un transparent au travers duquel on voit Arnold s’avancer vers le lieu du rendez-vous. Pour le salut au trophée la casquette d’officier de Gessler est suspendue au-dessus d’un « trône » de w.-c. – décor de Robert Schrag – et le gibier rapporté de la chasse est composé de jeunes filles brutalisées. La réunion clandestine des partisans est l’occasion de comptabiliser les adhésions, de percevoir les cotisations, d’entendre Tell en tribun politique…On ne saurait tout relever. Une chose est sûre : le cadre naturel n’y est pas, on peut le regretter, mais à défaut de la lettre l’esprit de l’œuvre est entièrement respecté. Guillaume Tell annonce l’avènement d’une société où la musique idéaliste de Rossini n’aura plus sa place. Cela dit, était-il nécessaire d’illustrer la tempête sur le lac par un extrait du Cuirassé Potemkine ? On aura compris que sans approuver tous les choix de mise en scène nous nous inclinons devant sa cohérence et le tour de force qu’elle représente dans les conditions matérielles où elle est présentée. Comme adjuvants elle a les éclairages de Kai Luczak qui tendent à créer des climats ou à valoriser les solistes dans les scènes clés (le serment, les duos d’Arnold et de Mathilde, le tir à l’arbalète). Quant aux costumes de Claudia Möbius, ils mélangent simplicité affichée et mode treillis, celle-ci tout indiquée pour crapahuter dans la montagne. Un bémol pour Mathilde : sa chasuble brillante à pans flottants indique peut-être son rang mais elle lui donne l’air d’une « madame » plus que d’une princesse. Etait-ce voulu ?
Comme pour Ricciardo e Zoraide la distribution mélange nouveaux venus encore peu connus et vedettes déjà notoires, que l’essor de leur carrière ne détourne pas d’un festival peu argenté mais où l’enthousiasme et la ferveur sont toujours des moteurs d’une incontestable efficacité même s’ils ne peuvent évidemment garantir une réussite constante et absolue. Ainsi, le trio féminin s’investit sans doute autant qu’il peut, mais la prononciation du français laisserait souvent perplexe sans les excellents surtitres du musicologue Reto Müller. Tara Stafford, dans le rôle du fils de Tell, séduit d’abord par sa dégaine d’adolescent, mais plus la représentation avance et plus la voix perd sa fraîcheur pour frôler des stridences désagréables. Pour Alessandra Volpe aussi, dans le rôle d’Hedwige, l’interprétation théâtrale est remarquable : on croit à ce personnage d’épouse qui partage hardiment l’idéal de son mari. Mais après le long entracte qui sépare l’acte II de l’acte III la voix s’est engorgée laidement. Judith Howarth, enfin, se permet encore de beaux aigus et des pianissimi de qualité, mais on se prend à penser à la Montserrat Caballé des mauvais jours quand elle escamote consonnes et vocalises, et les précautions perceptibles dont elle use privent son chant du délié faussement naturel caractéristique de Rossini. Quant à son allure en scène, affublée comme on l’a dit, elle n’a rien de princier. En revanche, la distribution masculine est pratiquement impeccable. Rodolphe sonore du ténor Giulio Pelligra, Ruodi séducteur bon vivant d’Artavazd Sargsyan, Leuthold affolé et douloureux de Carlo Filippo Romano, Gessler méprisant et brutal de Raffaele Facciolà, ces seconds rôles sont campés avec une sincérité qui transcende l’interprétation. C’est aussi le cas pour la basse Nahuel di Pierro, qui incarne d’abord un vieux Melcthal d’une intensité dramatique saisissante avant de reparaître en Walter Furst le conjuré. La couleur de sa voix vole d’ailleurs un peu la vedette au rôle-titre, car le timbre d’Andrew Foster-Williams est celui d’un baryton clair dont la voix paraît presque (trop) légère, en particulier dans la scène du serment, Mais il ne s’agit que d’habitudes d’écoute, le chanteur donne exactement aux mots le poids convenable, et son expressivité est constamment juste. Sans doute ce Tell en treillis n’a-t-il pas la noblesse innée qui le pose en vainqueur naturel et inéluctable d’une aristocratie dévoyée, mais ce personnage investi dans sa lutte contre une oppression insupportable parle à coup sûr au public contemporain. Arnold, enfin, est interprété par Michael Spyres, un ténor en passe d’accéder au premier rang des rossiniens et dont la fidélité à Bad Wildbad, quand des cachets plus élevés l’attendent ailleurs, révèle une intégrité encore intacte. Il en a les moyens et aussi l’intelligence de ne pas appuyer ou de forcer si bien que le résultat audible s’accorde très exactement au climat de mélancolie douloureuse exprimé de façon si poignante par la musique. Evidemment ses duos avec Mathilde perdent un peu, pour les raisons indiquées plus haut, de leur fascinante beauté mais comme il y a deux ans dans Le Siège de Corinthe on admire chez lui la tenue, la netteté, le sens des nuances, la qualité de la prononciation du français et l’intention constante de musicalité.
Arrivé à ce point du compte-rendu, il reste à parler de la contribution du chœur, de l’orchestre et de la direction. C’est un hommage global que l’on rendra non seulement à leur participation à la réussite artistique mais aussi à leur abnégation. Choristes, musiciens et chef donnaient en effet le matin même un concert dont nous rendrons compte par ailleurs. Cette journée marathon, au terme de laquelle ils étaient épuisés, ils l’ont acceptée sans que cela retentisse sensiblement sur leur prestation. Cela serait-il possible si leur engagement artistique n’était pas ce qu’il est ? On louera donc une fois de plus la performance des choristes, leurs qualités vocales et musicales, mais aussi théâtrales, et celle de leur français. Les musiciens de l’ensemble Virtuosi Brunensis affrontent crânement une écriture qui leur demande de justifier leur nom ; à très peu près (un cor qui dérape fugitivement) leur exécution est sans bavure. Les violoncelles initiaux, l’orage qui suit, les fanfares, de chasse ou guerrières, les mélodies à la flûte, au cor anglais, l’orage qui éclate, le galop qui emporte, les cuivres qui menacent, le mouvement perpétuel, les plaisirs d’écoute sont multiples. Sans doute leur familiarité avec Antonino Fogliani, qui les retrouve depuis plusieurs années à Bad Wildbad, explique-t-elle leur réactivité. Le chef, qui a choisi d’après l’édition critique de la Fondation Rossini de Pesaro la version la plus complète possible et a rétabli des danses que Rossini avait éliminées pour la création, parvient en dépit des trois entractes dont celui de deux heures entre les actes trois et quatre à conserver un tempo propre à ne pas déstabiliser les chanteurs. Sa direction est un travail d’orfèvre qui tient idéalement la balance entre les scènes d’action et les scènes d’intimité, sauf pour la romance de Mathilde, dont la lenteur, peut-être choisie pour complaire à l’interprète, nous semble excessive. Par suite les meilleurs moments restés en mémoire sont l’ouverture, si fermement sculptée, les danses aux rythmes si précisément variés, de la gaieté franche à l’angoisse tourmentée, les couleurs menaçantes ou l’apaisement final, dans la grande montée sonore qui répond aux paroles « Liberté, redescends des cieux » et qui suscite un tel sentiment de plénitude qu’on souhaiterait alors que l’espace s’agrandît lui aussi. Quand le son meurt, tandis que la foule présente sur le plateau contemple le ciel étoilé du décor en fond de scène, on se prend, le souffle coupé, à confondre dans la même gratitude le compositeur et tous les artisans de la représentation. C’était difficile, c’était impossible, et pourtant ils l’ont fait ! A cœurs vaillants…