Ce n’est pas la première fois que l’opéra de Berne – reprenant ici une production de Stuttgart – impressionne par ses choix. Si cette audace n’est pas toujours heureuse, elle a pourtant rendu possible, à plusieurs reprises, des productions que d’autres maisons, par conformisme, n’auraient pas retenues. Le sens du « spectacle » est ici la clé pour toucher, surprendre, et révéler d’une fort belle manière l’universalité de ce Triomphe du Temps et de la Vérité.
Amusante lorsqu’il convient de l’être, la mise en scène de Calixto Bieito ne prend pas moins l’œuvre au sérieux. Dans une recherche constante de sens, elle donne du poids à chaque air, à chaque mot. Le metteur en scène parvient, par une lecture narrative pertinente, à sous-tendre d’enjeux cette disputatio et lui permettre ainsi de devenir une œuvre dramatique – une gageure ! Ajoutons à cela la beauté plastique de la scénographie, toujours fortement signifiante : au milieu de la scène trône un carrousel entouré de murs ocre sur lesquels la Vérité traces des graffitis avec des cendres et des larmes. Ces murs se retournent et deviennent des miroirs. La Beauté, captive de ses illusions, est ainsi condamnée à se regarder en face. Au second acte, le carrousel, démonté, révèle ses structures fantomatiques. Les moments de féérie un peu kitsch, conduits par le Plaisir, contrastent avec le meurtre consenti de la Désillusion par le Temps. Et dans un final sublime, la Beauté et le Temps, comme des amants au premier jour, se baptisent de sable.
L’exécution musicale n’est peut-être pas exempte de tout reproche, mais on tend à oublier ses faiblesses, tant elle est en symbiose avec la scène. La direction de Sébastien Rouland, attentive, laisse la place aux chanteurs, et alterne entre le feu des airs les plus virtuoses et toute la tendresse et la paix qu’appelle un « Crede l’uom ». La Désillusion, incarnée par Ursula Hesse von den Steinen, veut transporter le spectateur dans un instant de beauté. Même si, à quelques reprises, ses registres ne sont pas aussi équilibrés qu’on l’aurait voulu, la richesse de l’instrument et la sensibilité emportent une adhésion émue. L’intelligence et la clarté du chant de Charles Workman (le Temps) ne font en revanche pas tout à fait oublier l’intonation défaillante (surtout dans les aigus) et une émission tendue. Son jeu de scène est toutefois si engagé que c’est en acteur plus qu’en chanteur qu’il interprète ses airs. Principale protagoniste, la Beauté (Hélène Le Corre), seule voix « baroque » de la production, peine parfois à passer la rampe, surtout dans le medium, mais cette voix légère se joue des difficultés d’une partition virtuose. On relèvera surtout son air final, maîtrisé de bout en bout, comme dans un rêve. Le plus grand plaisir musical est pourtant de retrouver, dans le rôle survolté du Plaisir, Christina Dalteska, après sa Cendrillon en novembre dernier dans ce même opéra de Berne. Les qualités relevées alors sont toujours là, l’engagement scénique est maximal et irrésistible, mais il ne se fait jamais au détriment de cette voix généreuse et agile, qu’aucune tension ne semble jamais venir troubler. Les possibilités expressives vont ainsi d’un « Lascia la spina » suspendu, à un « Come nembo » survolté. Une pure jouissance et un spectacle puissant.