Magistrale comédie de mœurs et premier grand succès lyrique de Haendel, Agrippina peut fort bien se passer de mise en scène si elle se voit confier à des interprètes qui l’ont déjà joué ou, à défaut, qui ont assez d’expérience et de personnalité pour s’approprier leurs rôles. Malgré quelques faiblesses, la version de concert donnée au Théâtre des Champs-Elysées mercredi dernier en apporte une brillante démonstration, réussissant même à éclairer certains protagonistes sous un jour nouveau. Il faut préciser que les coupes sombres pratiquées par Eduardo López Banzo dans une trame dense et serrée en ont toutefois préservé la cohérence et la fluidité. En outre, à la tête de son ensemble Al Ayre Espanol, le chef veille au grain et souffle sur les braises pour maintenir le rythme de l’action en parfaite intelligence avec les solistes du chant.
A en croire les historiens, l’empereur Claude ne semble pas avoir été une lumière et certains commentateurs se persuadent que le cardinal Grimani a chargé le portrait pour mieux brocarder à travers lui le pape Clément XI, son ennemi juré. Mais le personnage dessiné par le librettiste et coloré par Haendel est-il vraiment ce balourd pitoyable volontiers incarné par les titulaires du rôle ? Luigi de Donato impose d’emblée une prestance, tant physique que vocale, qui n’entre pas en contradiction avec le livret alors que les premières pages dévoilent la sensibilité et la douceur d’un homme simple, faible et lascif, mais sans malice (« Vieni o cara », joyau de la partition où le chanteur déploie des trésors de délicatesse). Certes, ses rodomontades prêtent à sourire (savoureux « Cade il mondo »), mais le sourire se fait complice lorsque la basse italienne décoche les traits avec juste ce qu’il faut de distanciation pour suggérer l’autodérision de Claude qui, par contre, se révèle trop entier pour subodorer la duplicité d’Agrippine ou de ses féaux. En revanche, s’il se montre naïf, il n’est pas pour autant stupide. Au contraire, il sait comment s’y prendre pour gagner du temps avec Agrippine, confondre Othon et Poppée ou renvoyer Néron dans les jupes de sa mère. Nous savons gré à Luigi de Donato de nous rappeler ces nuances parfois escamotées par des compositions caricaturales.
Bien plus que cet empereur débonnaire, ce sont Pallas et Narcisse que l’opéra frappe de ridicule et fustige, vils et lâches courtisans qui vendraient leur âme au diable pour une parcelle de pouvoir. Cependant, nos deux comparses sont les premières victimes de la réduction de l’opéra : ils y perdent notamment leur second air, ce dont, à dire vrai, nous ne nous plaindrons pas. Le Pallas générique et terne d’Enrique Sánchez (baryton) souffre du voisinage de Luigi De Donato, mais retrouverait presque des couleurs et une consistance à côté du Narcisse de José Hernández Pastor (contre-ténor), très probablement malade et dont la charité nous interdit de commenter la prestation. L’alto de Carlos Mena a perdu de son velours et manque d’assises pour une partie aussi grave que celle d’Othon (créée par Francesca Vanini-Boschi). Son émission hétérogène le fatigue et dessert plusieurs airs (« Coronato al crin » manque d’éclat), mais l’artiste excelle toujours dans l’élégie (« Voi che udite ») et se révèle sublime dans la confession amoureuse (« Tacerò, tacerò », caressant et rêveur).
Le mezzo corsé de Vivica Genaux a presque trop de caractère pour un Néron à peine pubère, mais c’est en même temps un luxe dont nous savourons chaque intervention, dans l’attente des coloratures spectaculaires du troisième acte (« Come nube che fugge dal vento ») qui fusent telles les balles d’une mitrailleuse. Le soprano de Maria Espada affiche un aplomb et une fraîcheur éclatante en Poppée, mais l’intrigante, moins Sémélé que Cléopâtre, n’assume guère sa coquetterie (« Vaghe perle » déroutant de sobriété) et surprend, en revanche, par sa détermination et une autorité qui en feraient presque la fille spirituelle d’Agrippine, dont elle retient et applique la leçon avec une habileté remarquable. « Celui qui cherche à tromper sera trompé » fait-elle dire à l’impératrice lorsque Claude chasse Néron de sa chambre, mais celle-ci aura le dernier mot.
L’Agrippine d’Ann Hallenberg consacre la rencontre, inestimable, d’un grand rôle et d’une interprète totalement habitée. Cela fait des années qu’elle le travaille, à la scène et en concert, et elle l’aborde avec un naturel renversant : notes, mots, inflexions semblent couler de source et renouvellent cette enivrante illusion de la spontanéité qui nous suspend à ses lèvres, au moindre cillement de paupière. Sa proposition ne fera pas l’unanimité et d’aucuns jugeront cette Agrippine trop avenante, sensuelle et radieuse – plaisir d’Ann Hallenberg ou douce jubilation de son personnage ? Les deux semblent se confondre – comme si le monstre, cette mère obnubilée par l’avènement de sa progéniture et prête à tout pour arriver à ses fins, devait nécessairement affleurer en lézardant le masque de la comédienne d’un rictus inquiétant. La concentration et la précision de ses attaques, qui ont la netteté du laser, dans « Pensieri voi mi tormentate » trahissent à suffisance l’inflexible volonté qui habite cette manipulatrice hors pair dont la séduction, et non la menace, constitue l’arme principale (« Se vuoi pace, o volto amato », au III, atteint des sommets de sophistication et de raffinement). Vocalement, comme le soulignait Christophe Rizoud l’automne dernier, rien ne lui résiste, « rien ni personne » ajouterons-nous, en espérant que sa performance soit un jour immortalisée au disque ou en DVD. Elle aurait justifié à elle seule les applaudissements nourris et les rappels du public du Théâtre des Champs-Elysées manifestement ravi d’avoir fait le déplacement.